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Antoni Malczewski, Maria. Poème d'Ukraine

    Przedmowę tłumacza przeniesiono na koniec poematu, jak w wersji polskiej komentarz Ujejskiego (on a mis le commentaire du traducteur à la fin du poème). Motto podzielono na 4 wersy, jak w tekście polskim.

    interpunkcja: uzupełniono brakujące w źródle znaki cudzysłowów (np. w pieśni II pod koniec cz. I); usunięto spacje przy cudzysłowach i wykrzyknikach.

    pisownia (l'orthographe): zéphir –> zéphyr; nautonnier –> nautonier; banderolles > banderoles; repousée > repoussée etc.; Krakovie –> Cracovie; Dniéper –> Dniepr (voir: fr.wikipedia.org); Kozak, Kosak –> Cosaque; plaist –> plaît; descouverts –> découverts; estaient –> étaient; Estant –> Étant; costés –> côtés; beste –> bête; subjets –> sujets; escoutes –> écoutes; etc.

    pisownia wielką/małą literą: invasions Tatares > invasions tatares

    popr. błąd źródła: pélerin –> pèlerin, cortége –> cortège; recélant –> recelant etc.; étoitement –> étroitement; pensers –> pensées (myśli); étrié –> étrier; descord –> discorde; attends-là –> attends-la (bo w oryg. czekaj na nie (listy), a nie ”tam”); tout –> ton (l'éternité sans tout souvenir; patrz wersja polska); d'eux –> deux (entre nous deux); Soltats –> Soldats

    leksyka: cosaque de la mer Moire (omyłkowo zam. Noire; pol. Czarnomorcu) –> paysan du bord de la mer Noire (chłop z mażą nie jest Kozakiem)

    w przedmowie tłumacza:

    pisownia: ascention –> ascension; pisownia wielką/małą literą: Province Méridionale –> province méridionale; armée Russe –> armée russe; l'aiguille du midi –> l'aiguille du Midi;

    interpunkcja: Antoine Malczewski, l'un des plus grands poètes de la Pologne naquit, vers l'an 1792 –> Antoine Malczewski, l'un des plus grands poètes de la Pologne, naquit vers l'an 1792; (usunięto przecinek): le 14 août 1818, il était sur le sommet du Mont Blanc; la jeune femme fut sauvée, et Malczewski, devint son amant.; L'indifférence des uns, les attaques des autres, empêchèrent sans doute Malczewski de publier; la Pologne, pleurera éternellement en lui un poète; (dodano pauzę): (Mochnacki le fit connaître aux Russes;) Werner, aux Allemands —> Werner — aux Allemands

    błędy źródła: Blesynska –> Bleszynska; jose –> j'ose;

    Dodano/uzupełniono tytuły rozdziałów: Commentaire par le traducteur (Komentarz tłumacza); Introduction –> Antoine Malczewski, sa vie et son oeuvre (Wprowadzenie –> Antoni Malczewski, życie i twórczość).

    Antoni MalczewskiMariaPoème d'Ukrainetłum. S. Manget

    A Julien Niemcewicz

    Une consolation que je ne ressentais plus depuis longtemps, vient ranimer mon cœur, au moment où je puis, en vous dédiant ce poème, faire publiquement l'éloge de votre caractère, et de cette imagination vivace, infatigable, brillante, remplie des attraits d'une érudition que vous ne cessez d'employer à enrichir la littérature polonaise d'œuvres toujours nouvelles, et si précieuses.

    Ne vous étonnez pas, si je me sens si flatté d'avoir la permission d'orner mon livre de votre nom: l'âme de tout polonais aime à se nourrir de la douceur de votre style, et mon esprit ne trouve point seul du plaisir à se mirer dans le cours de votre vie pure et utile; je dirai plus (et nul ne m'accusera d'exagérer), votre nom est pour nos jeunes polonais comme ces objets sacrés que l'on porte sur le cœur, parce que nos père nous ont appris votre gloire, et qu'un merveilleux talent vous rappelle sans cesse à notre reconnaissance.

    Vous ne trouverez point dans mes vers ce charme que vous savez donner aux vôtres; tristes et monotones comme nos campagnes et mes pensées, ils vous dessineront seulement, avec de sombres couleurs, des tableaux imparfaits; mais si ce faible hommage rendu à votre mérite peut éveiller en vous un sentiment agréable, mes descriptions lugubres me seront largement payées, parce que vous aurez vu, ne serait-ce qu'un instant, que vos concitoyens savent apprécier hautement vos qualités et vos travaux.

    De votre excellence

    Le très-humble serviteur,

    Malczewski

    Chant premier

    Jean Kochanowski

    I

    1

    Hé! cosaque, sur ton cheval rapide, où cours-tu? As-tu vu un lièvre sauter sur le steppe? Veux-tu, au gré de tes folâtres pensées, jouir d'un libre moment, et défier à la course le vent d'Ukraine? Peut-être vers ton amante, qui attend au milieu de la plaine, en chantant une chanson plaintive, voles-tu impatient! Car tu as enfoncé ton bonnet, tu laisses flotter la bride, et un long nuage de poussière s'étend sur la route. Une étrange ardeur enflamme ton visage basané, où la joie brille comme un feu follet dans la campagne; pendant que le cheval, comme toi sauvage mais dompté, sillonne le vent, qui siffle, en allongeant le cou. Recule, paysan du bord de la mer Noire, avec ta charrette criarde, car ces fils du steppe vont renverser ta cargaison de sel. Et toi, petit oiseau noir, qui salues le voyageur, qui planes en tournant, qui regardes, et sembles demander quelque chose, hâte-toi de dévoiler au cosaque ton secret; avant que tu aies fini ta ronde, ils vont disparaître.

    II

    2

    Ils courent — au milieu des rayons du soleil couchant, pareils à quelque envoyé du Ciel, — et longtemps, et loin, le sabot du cheval résonne, car dans cette vaste plaine règne un silence profond. On n'entend ni les voix des guerriers ni celles d'une joyeuse noblesse; rien que le vent, qui tristement mugit et courbe les hautes herbes; rien que des soupirs, sous les monticules funèbres et les gémissements de ceux qui dorment sous l'herbe, avec les couronnes desséchées de leur vieille gloire. Sauvage musique! — plus sauvages encore sont les paroles, paroles que l'esprit de la vieille Pologne réserve à la postérité; et quand, pour tout honneur funèbre, ces morts ont un buisson de rosiers des champs, quelle âme, ah! quelle âme, ne s'abîme dans la douleur?

    III

    3

    Le cosaque a dépassé déjà ces ravins[1], ces abîmes sans fond, ou les loups et les tatars aiment à se cacher. Le voici arrivé à la croix plantée sur une éminence bien connue, sous laquelle un vampire[2] fut il y a longtemps enterré. Il soulève devant la croix son bonnet, se signe trois fois, et s'enfuit, prompt comme le vent, car ses ordres le pressent. Et le cheval alerte, que ne trouble aucun sortilège, ronfle, fait une ruade et se précipite en avant. Le sombre Boh[3] déroule sur le granit son écharpe d'argent, et le hardi et fidèle cosaque a deviné la pensée de son maître. Le moulin bourdonne sur un bras du fleuve, l'ennemi dans les oseraies, bourdonne, et le fidèle et vif petit cheval comprend le cosaque; et à travers les prés fleuris, il travers les chardons qui piquent, il se glisse, plus léger que les craintifs sumaks[4]. Et incliné comme une flèche, sur sa haute selle, l'agile cosaque se cramponne et se serre contre le cheval, et par les déserts sans routes, roi du désert, il galope. Dans le steppe, le cheval, le cosaque, la nuit respire une seule âme sauvage. Oh! qui défendrait au cosaque de s'amuser un peu?… Il a disparu: — Dans son steppe natal, nul ne pourrait l'atteindre.

    IV

    4

    En avant, en avant, cosaque! le maître a dit: hâte-toi! Dans les hautes tours du vieux château, les choses n'ont pas peu changé. Le seigneur palatin[5], depuis longtemps en désaccord avec son fils, vient de s'entretenir longuement avec lui, et s'est montré fort bienveillant. Et pourtant, vive a été l'offense, vive la querelle, la haine empoisonnait les cœurs, les conventions étaient mises à néant, les larmes du profond désespoir, de l'orgueil et de la fureur, coulaient fréquentes et amères, mais non partagées. Il en est autrement au château. Plus d'amertume, plus de tristesse: partout éclatent la splendeur seigneuriale, et la magnificence des aïeux. Au milieu d'une suite nombreuse de courtisans et de serviteurs, parmi les groupes de pages et de guerriers attachés à son étendard, dans les fastueux appartements, le seigneur palatin longtemps invisible, vient de descendre, magnifiquement vêtu, et quand chacun a voulu célébrer cet heureux événement, il a paru plus transporté du retour de son fils que de sa propre gloire. Sur son visage tranquille on reconnaîtrait difficilement l'empreinte des sentiments cachés au fond de son âme. On connaît la vaillance de son bras, l'éclat de sa parole, la noblesse de son nom; mais ce qu'il garde en lui restera il jamais secret pour tous. Maintenant, soit nécessité, soit émotion subite, il cherche dans les caresses un adoucissement à sa longue souffrance. Et tandis qu'à voix basse il parle de je ne sais quelle chose avec son fils, on voit un sourire se jouer sur son visage grave, et dans ses yeux passer l'éclair d'une joie sauvage, de même qu'après avoir satisfait un désir longtemps inassouvi, après une course fatigante, ou quand l'âme est opprimée, on se laisse tomber un instant, serait-ce sur une fourmilière. Repose-t-il, le palatin? Oh! Peut-être a-t-il posé sa tête brûlante là où l'attendent des milliers d'aiguillons!

    V

    5

    Bien avant dans la nuit on a entendu le tumulte et les pas des chevaux; bien avant dans la nuit ont retenti les trompettes et les vivats. Les coutumes d'autrefois, l'ancienne magnanimité sont revenues; longtemps l'or et l'argent ont étincelé sur les tables, et la cave du seigneur a été ouverte, autant que son cœur semblait l'être, et le vieux vin de Hongrie a inspiré les facéties spirituelles, et mariant ses bruyants accords aux clameurs joyeuses, une musique mélodieuse se mêlait parfois au tumulte. Bien avant dans la nuit, les rudes figures des ancêtres, dont les portraits sont rangés en longue file sur le mur, ont semblé lancer des éclairs de leurs yeux sans vie, et sourire aux buveurs, et remuer leurs moustaches.

    VI

    6

    Sur les lèvres habite la gaieté; dans les yeux, la pensée qui prévient les désirs; mais au fond, au fond du cœur, le ver rongeur de la conscience. Lorsqu'une réjouissance rassemble les hommes, et que l'on voit rire l'orgueil et la flatterie: ce rire est faux. Peut-être en est-il ainsi dans l'antique château: derrière les portes sculptées, la nuit a déjà commencé son règne sombre, ces clairons se taisent, le sommeil jette son voile sur le bonheur, et la chouette du donjon a commencé son appel sépulcral. Et encore, dans une aile de la vaste demeure, où le puissant palatin, seul, presse de sa paupière ridée son œil d'aigle au dur regard, comme dans une peau rugueuse on enchâsse le diamant qui prête son éclat à la vanité[6], encore on entend un bruit de pas, ou les profonds soupirs que les voûtes répètent quand le bruit cesse. Là celui qu'on n'appelle pas n'ose entrer. Là, une pensée secrète s'est ranimée, ardente, dans la solitude; là, peut-être, il se débat sous son désespoir; et, dans un redoublement d'angoisses, il frappe la terre d'un pas agité, à travers l'ombre de la nuit, comme si, dans le souffle ténébreux, il voulait trouver la main fatale et ensanglantée d'un ami, ou éteindre le feu qui le torture. Et comme le sommeil troublé fuit son œil ardent, comme il étouffe dans la salle aux murs élevés, il ouvre une étroite fenêtre, et contemple un instant les nombreux escadrons, les étendards déployés, qui se sont réunis pour l'expédition ordonnée; il écoute la trompette sonnant le réveil, et les voix des guerriers: les chevaux rapides ronflent, les armures agitées résonnent, les ailes des hussards[7] sifflent et veulent voler au combat. Pour eux le soleil, se dressant sur un lit de roses, vient réjouir l'horizon illuminé par sa chevelure d'or; levant sa tête éblouissante, d'un premier regard il contemple avec surprise sa beauté dans l'acier qui étincelle; pour eux le zéphyr odorant, dont la fraîche haleine fait onduler la chevelure des vierges et les panaches des soldats; pour eux, le babil des petits oiseaux, vive et douce chanson, qui fait sortir un langage de leurs petits becs humides de rosée; pour eux, et non pour lui! Il ne veut plus regarder ce spectacle: avec l'ombre qui se retire, son visage s'enfonce dans le château, comme ces effrayants fantômes que notre terreur voit dans une nuit sans sommeil, et que le matin disperse.

    VII

    7

    Le signal est donné; au son aigu des trompettes, les fers des chevaux retentissent; le vaillant compagnon[8] marche, suivi du fidèle soldat comme de son ombre; et par une rapide évolution, tous se pressent bruyamment vers l'étroite porte gothique, qui résonne avec de longs échos, et tremble jusqu'à la voûte. Bientôt le sabot du cheval heurte plus légèrement la terre moins dure; de plus en plus le fracas diminue, et déjà faible, lointain, il arrive sourdement jusqu'à l'oreille, de plus en plus fugitif. Les voici dans la campagne, où le soleil déjà fait voir tout son énorme globe, où ils s'ébattent joyeusement. Et avant d'aller chercher la gloire avec leurs étendards bariolés ils se baignent, comme les aigles, dans les torrents de la vive lumière. Mille panaches, mille diamants, revêtent l'éclat et la couleur, mille petits arcs-en-ciel se dessinent sur les armures. Et la victoire était dans leurs yeux perçants; et sur le rocher de leurs cœurs, fleurissaient la fidélité, la bravoure, et à leur tête marchait un guerrier jeune et altier. Mais quel est ce guerrier? Est-ce la gloire, est-ce le bonheur, qui enflamme son visage ombragé par une chevelure fine comme le lin? Oh! plus beaux cent fois que les tableaux de la nature colorés en rose par le matin, plus doux et plus brillants que les rayons de la gloire, cette flamme, qui s'entretient au foyer de son cœur; ce sourire, dans lequel il y a un peu de ce ravissement avec lequel les élus écoutent les hymnes des chérubins[9]. Monté sur un cheval ailé, au bord des grands ravins il conduisait en ordre les rangs silencieux. Ils disparurent dans un gouffre couvert de buissons, et franchissant le ravin, montrèrent encore une fois leurs têtes brillantes au-dessus des halliers. Arrivé sur l'autre bord, le jeune guerrier donna un commandement avec un signe, et ils marchèrent, marchèrent tous à la suite d'un alerte cosaque, dont un cheval sans fers marquait les traces légères, que le zéphyr et la rosée recouvraient de sable comme par un jeu d'enfants.

    VIII

    8

    Et silencieuse, déserte est la plaine; ils ont disparu, les soldats; comme si le cœur avait besoin d'eux, ils ont laissé après eux le regret. L'œil s'égare à travers l'espace, et dans ce qu'il peut embrasser, il ne rencontre nul mouvement; nulle part il ne trouve à la reposer: sur la plaine étendue, le soleil darde ses rayons obliques; parfois une corneille croassante, et son ombre, passent; par instants, là-bas, dans les hautes herbes le grillon des champs fait cri-cri. Partout le silence… il y a seulement dans l'air je ne sais quelles rumeurs… Comment! sur toute cette terre, l'âme songeant au passé n'est-elle doucement attirée par aucun souvenir de nos aïeux, lorsqu'elle pourrait déposer le fardeau de ses mélancoliques rêveries? Non — que les ailés repliées, elle s'enfonce dans la terre; là, elle trouvera d'antiques armures que ronge la rouille, et des ossements, dont on ne sait de qui ils furent; là elle trouvera des germes entiers dans une cendre féconde, ou bien le ver s'agitant sur un cadavre encore frais. Mais sur la plaine, elle erre sans trouver d'appui, comme le désespoir, sans asile, sans but, sans limites.

    IX

    9

    Sous les vieux tilleuls méditait le vieux Porte-glaive[10], soutenant de sa tête flétrie le poids de ses afflictions; quoique vêtu d'un noir joupan[11], si triste auprès de ses cheveux blancs, il avait porté d'éclatantes couleurs, autrefois, quand il servait sa patrie; sa patrie! dont le nom, au milieu des combats, dans les conseils, dans les élections orageuses[12] et les festins bruyants, allumait en lui un feu pur; avec quelle joie son cœur s'élançait vers elle, comme au printemps l'oiseau vers le soleil! Mais le ciel brillant s'est assombri… quoi?… il est passé, le temps de ces émotions. Dans sa vie reste la douleur, la fleur est desséchée. Il songeait, et le déshonneur qui le menaçait avait voilé d'un crêpe impénétrable les douleurs passées, les chagrins présents. Oh! tant qu'il aura un souffle, le feu d'un orgueil acharné n'enveloppera pas si vite et si misérablement la terre où il naquit! Oh! tant que son noir joupan revêtira des membres vivants, dans sa main desséchée brillera au besoin le vieux sabre!… Mais où vais je?… Il songeait, le Porte-glaive, et promenait ça et là son regard fier, plein d'aversion, de colère, et peut-être de mépris.

    X

    10

    Auprès de lui une jeune femme… quoi! si jeune, et déjà s'est obscurci le rayon brillant de sa beauté! Ni costume élégant, ni fleurs, ne la parent. Des yeux noirs baisses… une robe de deuil… l'affliction sur ses traits;… elle incline sa tête silencieuse, dont tout l'éclat est dans le sourire de la patience. Par instants, au milieu de ces ombres épaisses de la douleur, une pensée, un souvenir, colorent subitement ses joues, lueur faible et pâle: ainsi parfois la lune en plein éclat, anime d'une vie surnaturelle les traits d'une statue. Belle et noble figure, qui s'envolait vers les anges, environnée déjà du charme de leur pureté, quand l'haleine dévorante des passions de ce monde a terni cette fleur en bouton, et flétri ce jeune cœur comme eût fait l'automne. La voilà encore sur le chemin, où le vent la secoue: être destiné au ciel, chargé des lourdes chaînes de la terre, elle porte un cœur desséché, et brille pourtant comme l'aurore. Pareille à ces fruits de la mer Morte[13] dont la couleur ravissante promet au voyageur épuisé de fatigue un nectar, et qui lui donnent des cendres. Dans chacun de ses mouvements une douce tristesse: ni larmes, ni amertume, dans son regard voilé. Non! des chagrins déjà passés on ne voit plus les ravages. C'est le tombeau tranquille d'une espérance perdue. C'est le flambeau du bonheur, qui brûlait dans sa prunelle: le flambeau s'est éteint, et la fumée a obscurci ce visage.

    XI

    11

    Auprès de lui une jeune femme… sur le livre de vie, craintive colombe, aux portes même de la lumière s'est élevée dans sa foi, et d'une aile tremblante a cherché son nid loin de la terre. Au-dessus des splendeurs du monde et de son faux éclat, apparaît comme un blanc plumage, l'humble vertu qui s'abaisse[14]; la fibre qui rattache son cœur au ciel tressaille, quand une goutte de douce rosée tombe sur sa blessure. Elle lève les yeux au ciel, avec cette expression touchante qui met en un seul regard tous les sentiments à la fois, et, dans un rayon de lumière montre l'espérance de l'avenir et la douleur du passé, comme deux tendres sœurs, accourant pour se rejoindre. Elle lève les yeux vers le ciel, car elle a senti combien il est doux, pour une âme noble, égarée dans l'affliction après la perte de son bonheur, et que les aspirations et les terreurs mondaines laissent déjà froide, de soupirer après son origine! Combien il est doux, au lieu de se perdre dans le chaos d'ici-bas, de disparaître, de s'effacer à jamais sous l'étreinte de la mort. — Et celui qui eût vu alors ce visage rayonnant, et eût regardé dans l'âme pure du sombre Porte-glaive, celui qui eût vu ces tilleuls rameux, ces antiques vêtements, dont la coupe convient si bien à l'imagination, celui qui eût vu la lumière et les parfums entourer tout-à-coup leurs tempes de l'auréole des martyrs, oh! peut-être, reportant son souvenir vers des siècles reculés, Vers des lieux moins sombres, vers un pays fameux, et lointain, sur les bords du Jourdain, à l'ombre des palmiers, se fût assis rêveur, à côté de la famille d'Israël; et dans la communauté d'infortune, rempli d'une terreur sainte, il eût reconnu cette main éternelle, mystérieuse, qui précipite ou retarde le bienfait ou le châtiment, et ces éternels soucis de l'exilé, de l'homme, à qui, au sein de la félicité, quelque chose manque, heureux seulement lorsqu'il soupire après le ciel.

    XII

    12

    «Mon père, trop longtemps déjà, dans la foule de mes chères pensées, je me suis égarée aujourd'hui, pendant que sur ton front je vois toujours les noirs chagrins se succéder. Si la joie vient y briller, elle passe aussitôt, comme un faible rayon, tombé des nuages sur le sommet des monts, et que voilent de nouveau les nuées chassées par le vent. Oh! pourquoi ta tête blanche ne connaît-elle pas encore le repos? Viens ici, sur mon sein… ne crains pas… aujourd'hui la douleur n'en sortira point, comme au jour où quelqu'un s'endormit fatigué dans mes bras, et vit en s'éveillant ta fille penchée le mouiller de ses larmes! Jeu cruel des malheurs! ainsi la mousse jaunie nourrit d'un suc corrompu la vieillesse du chêne qui la porte. Et ainsi mes sentiments, refoulés par une longue compression, brisèrent la digue de ma prudence, et coulèrent comme un torrent. Ah! qu'il est douloureux de voir derrière soi le désespoir arriver menaçant, et de ne pouvoir s'écarter! Ah! qu'il est affreux de se sentir forcé à empoisonner avec la main qui veut guérir! Mon père, mon père chéri, ta fille ne charmera donc plus un seul de tes moments? Triste a été sa destinée… mais le passé est déjà loin! Vois quelle douce lumière est venue m'envelopper, vois courir sur ma figure le plus joyeux des sourires, mon sourire, qui veut éveiller le tien, comme aux jours heureux, comme jadis. Parfois je me rappelle ces années de mon enfance, si heureuses, si vite passées! et mon doux père, comme il venait, certains jours, le front assombri, se reposer de ses fatigues! Et tout-à-coup la joie de la petite fille éclatait, et se glissait dans le cœur du père, et peu à peu, insensiblement, venait rasséréner son front et faire éclore un sourire. Qu'est devenue cette puissance de la petite fille? Autrefois elle chassait les nuages, et voici qu'elle les amasse. Où s'est écoulé le petit ruisseau à l'onde vive et pure? Avec un murmure impuissant, il a disparu dans le lac. Qu'est devenu notre joli petit oiseau? Il a voulu dorer ses petites ailes à la flamme, et voilà qu'il ne revient plus. Oh! tant que celui qui entra pour jamais dans mon cœur, avant d'être appelé mon époux devant l'autel, lorsque unir mon âme, avec son âme, être dans ses nobles pensées, m'envoler avec ses soupirs, me sentir la lumière de son œil et le besoin de sa vie, c'était plus que le bonheur, c'était pour moi le ciel; celui qui entr'ouvrant le tendre bouton de fleur de mes rêves aimés, y éveilla la vie, et buvant sa fraîche rosée, laissa sur la corolle une larme de reconnaissance que le temps n'effacera pas; oh! tant que celui qui m'est cher, ce monde de mon âme, ne brisera point, par son mépris, les liens qui nous unissent, restera fidèle à la vertu, à son amour, à ses souvenirs, et si le palais du bonheur s'écroulait, fidèle à des ruines, l'urne de la vie ne sera pas encore fermée pour moi; et encore sa pensée, malgré l'éloignement, revenue à moi, pénétrera secrètement mon cœur sans vie, et le préservera de la corruption. Et ce cruel sacrifice, la séparation, je le supporterai, supporterai patiemment, jusqu'au jour où nos âmes, arrachées à cette terre, et à jamais unies, ne verront plus les hommes, mais seulement le ciel, plus clément.» — Elle dit, et comme dans une eau stagnante et impure, une agitation subite fait apparaître les souillures du fond, ainsi l'affliction sortie de son cœur, longtemps la mouilla de larmes, et revêtit sa pâleur de tons verdâtres. — «J'aimerais mieux porter des chaînes au milieu des Turcs à la longue barbe, que de voir ma fille se flétrir ainsi misérablement; j'aimerais mieux, dans un obscur cachot, attendre une mort certaine, que de contempler tranquillement ce lugubre hymen. Est-ce que dans notre Pologne il n'y a pas assez de jeunes gens qui sachent faire rougir les joues des jeunes filles, et selon les mœurs d'autrefois, ne plier leur noble genou qu'une fois dans la vie, pour recevoir la couronne nuptiale, ou après le cadeau de noces?[15] — Non, Maria! il ne faut pas soupirer: je neveux pas blesser ton époux, il est vaillant et vertueux, et tu sais que je l'estime. Mais l'orgueil de son père m'impatiente. Et puisqu'il nourrit son cœur des larmes de Maria… ah! mon sabre n'est pas seulement une vaine parure, et je ferai briller près de ses yeux l'image sacrée[16]. C'est l'antique privilège de notre noblesse, que de faire jaillir le feu des sabres quand le ciel de l'amitié s'obscurcit. L'amitié?… Mais nos troupes ne furent jamais du même côté à la diète: même durant les trêves, on nous entend crier: veto![17] Si l'envahissement du pays et mes conventions avec le Hetman[18] ne m'avaient alors jeté à la tête des Suédois[19]; si ta mère (Dieu lui donne le ciel!), n'eût abrité sous son manteau l'amour de vos jeunes cœurs, et par un goût tout féminin pour le clinquant et les mystères, ne fût venue, avec son escorte de matrones, cimenter cette alliance: jamais je n'eusse laissé l'ennemi séjourner dans mes limites, et y promener librement le brigandage. Qu'ai-je trouvé ici? Ma femme fauchée par la mort, et ma fille, seul rejeton de ma race, baignée dans la rosée de ses larmes. Pour ma vieille Karabela[20], c'est un grand miracle, que de supporter de si rudes coups et une condition si humiliante. Et encore, a-t-il une seule fois, le palatin, pressé mon enfant sur son cœur? Cette jeunesse, ces charmes, l'ont-ils une seule fois attendri? Non. Il la repousse avec mépris de son seuil, il lui refuse son nom, et maintenant il demande à Rome de délier ces nœuds. Oh! quant à cela, tant mieux! Moi aussi, je serai délié! En avant marchera la bouillante jeunesse, et je la suivrai de près. Inférieurs en nombre, peut-être, nous invoquerons l'aide de Dieu, et la querelle vidée, les cloches funèbres sonneront[21]

    13

    Il essuya son front fatigué, enfonça plus avant son bonnet, et après un geste de menace, inclina sa tête pleine de noires pensées.

    XIII

    14

    Devant la porte le cheval piaffe, et dans le village les chiens aboient. D'où vient donc ce cosaque, qui soulève tant de poussière? Il saute à terre et jette la bride sur une haie; puis il entre dans la grande cour en redressant sa moustache. Son visage hâlé garde les traces de rudes moments. Une simple inclination, un salut en brèves paroles, le distinguent de la foule des serviteurs. Il est asservi, mais il a pris la liberté dans le sang de son père[22]. Avec un regard fier, il demande à voir le seigneur, et au milieu de la valetaille qui le conduit, il a l'air d'un maître. Ses mouvements sont souples, sa démarche est leste, car il a baigné ses membres dans le vent du steppe. Et son bonnet de peau de mouton, à chaque mouvement, brille, comme un drapeau, avec sa flamme rouge, au dessus des herbes et des broussailles, sous les tilleuls qui bordent le fossé, et dont l'ombre fait peur au paysan servile. Enfin, suivi des domestiques, il se présente devant le Porte-glaive, et le cheval hennit, et soupire après le cosaque comme après sa mère.

    15

    «As-tu une lettre? — Oui, seigneur, — et je vous l'aurais remise hier, avant le chant du coq, étant parti le soir, mais c'est que le diable avait déchaîné les tourbillons sur les steppes… Seigneur, Madame, Dieu vous garde du mal.»

    16

    — «La lettre est en retard! Tant pis: à qui est donc ce cosaque, qui a peur des diables ou des hommes?»

    17

    — «Vous ne connaissez donc pas la réputation des bonnets rouges, race fidèle à ses maîtres? A qui je suis?… au comte Venceslas[23]

    18

    Le Porte-glaive lit, et dans l'œil réveillé de Maria, il y a plus qu'une vaine curiosité, il y a la vie à son paroxysme. Son sein gonflé parait flotter sur une vague rapide, qui la portera au bonheur ou fera d'elle la proie de la tempête. Le feu échappant aux barrières de son cœur, couvre son visage d'un éclat qui l'embellit, mais qui attriste comme les couleurs de la phtisie.

    19

    «Que l'on prenne soin du cosaque et du cheval!… Je vais écrire une réponse, attends-la.»

    20

    Cette voix retentissante, le cosaque l'a à peine entendue. Il contemplait, attendri, les beaux yeux noirs. — Il s'incline humblement devant leurs seigneuries, et advienne que pourra! Il sort, avec les domestiques, leur contant des choses gaies.

    XIV

    21

    «Devinez donc les hommes! Si ce n'est une trahison, ceci promet à ma pauvre enfant le bonheur. Il m'écrit, le palatin, avec un langage mielleux, qu'il est temps d'oublier nos offenses, qu'il regrette ses fautes; et non content de proclamer son affection pour ma fille, il l'appelle encore à son château. Bien plus, d'une telle union, dit-il, son fils n'est point digne, car c'est par la bravoure que l'on doit gagner le bonheur. Il veut donc que d'abord, dans une bataille, un exploit héroïque le rende digne de toi. Et comme précisément les Tatars courent le pays, il a ordonné à son fils de se faire le défenseur de tes charmes, afin que, la palme au bonnet, il se glorifie devant les hommes, de pouvoir défendre celle qu'il sait aimer. Il doit arriver ici aujourd'hui, avec ses troupes.»

    22

    — «Aujourd'hui? Je le verrai donc! Dieu! quelle joie! Et que mon cœur palpite! Mais pourquoi ces combats? Ne voit-on pas tout d'abord sur son visage qu'il est vaillant et noble?…»

    23

    — «Ils sont rares, tout de même, les hommes comme le palatin! il s'avoue lui-même coupable!… mais je crains pour toi!»

    24

    — «Père! je suis si pâle! Il aura peur de moi! Peut-être qu'il se chagrinera, peut-être qu'il s'offensera. Je devrais me parer un peu, qu'en pensez-vous? Je voudrais être pour lui la plus belle de toute la terre!»

    25

    — «Attends, attends, devant le filet tu ne prendras pas le brochet: peut-être viendra-t-il ici pour nous faire une belle peur; moi aussi pourtant, je désire chasser les Tatars. Pourquoi suis-je encore ici? C'est que je regarde derrière moi. Nous verrons bien ces guerriers!… malgré tout, j'ai dans la tête que le palatin traîne quelque fourberie.»

    26

    Mais déjà dans les airs le son de la trompette retentit. On entend au loin le cliquetis des armes, et la terre gémit. Déjà, devançant les escadrons qui marchent au pas, des cavaliers plus rapides se sont arrêtés devant la porte. «Venceslas!» crie Maria, et plus vite que la flèche, la figure au voile de deuil a volé vers lui.

    XV

    27

    Oh! que le bonheur embellit! de quelle vive lumière il éclaire les jeunes et nobles fronts et les charmants visages! Comme dans ce regard serein resplendit le cœur aimant du jeune guerrier! Sur le ciel cristallin du bonheur qui l'inonde voltigent les doux songes d'une âme bercée par l'espérance. Vaillant, généreux, aimé, et après un orage dévastateur, illuminé du reflet rosé de l'arc-en-ciel qui lui dit l'avenir, avec quel ravissement d'amour dans chaque battement du cœur, il saisit de ses mains brûlantes Maria, le seul charme de sa vie! Avec quel orgueil, quelle tendresse, il entoure d'un bras protecteur ce doux sein tremblant, dans une discrète et silencieuse caresse!

    28

    Va-t-en, palefrenier brodé d'or, emmène ce coursier, de peur d'effaroucher l'oiseau craintif de l'amour. Et toi, seigneur Porte-glaive, crois-moi, goûte le repos. Une larme roule dans ton œil et tombe sur ta moustache: peut-être déjà la guerre éveille-t-elle en toi le dégoût? Et Maria! Elle aussi, elle est heureuse, de ce bonheur des femmes aimées, pour qui les doux moments de la vie sont comme un ciel serein, quand le tonnerre gronde à l'horizon.

    XVI

    29

    «Eh bien! seigneur gendre, dit sous les tilleuls le Porte-glaive, l'œil humide et brillant de la joie du cœur, je vois que dans ce misérable monde le bonheur marche au gré du vent. A peine s'est-on salué que la séparation arrive! Cette fois, pas pour longtemps: nous besognerons vaillamment. Je vais réunir les miens, et l'on ne s'amusera pas. On dit avec raison que le métier de soldat est chose rude: oui, surtout quand l'amour s'exhale d'une poitrine cuirassée. Mais après de courtes fatigues, nous pourrons jouir tranquillement et sûrement de nos loisirs, dans les joyeux festins. Puisque ma maison a salué des hôtes si chers, nous choquerons les coupes, et nous ne jeûnerons pas. Que dès ce moment la diligence de Maria ne se ralentisse pas. Que les tables soient chargées de mets, et que l'on n'épargne pas les épices. Du poivre, des baies de laurier, du gingembre, des conserves de citron, du safran[24]… car ce beau guerrier a été élevé dans les friandises. Quant au vin, j'y songerai, moi… et lorsque dans l'étang ce soleil au terme de sa course bienfaisante se plongera resplendissant, si mes desseins ne sont pas déjoués, le Tatar boira la rosée, et je boirai à la santé de mon gendre! Pour le moment, je vous quitte: après les violents chagrins, on goûte mieux le bonheur qui accompagne la vertu. Je vais faire prendre les armes à mes gens, et me couvrir aussi de mon armure. Et dès que les trompettes sonneront, vite, à cheval.»

    XVII

    30

    Il s'éloigne: sur le bras étincelant d'acier s'appuie la belle et pâle figure, doucement ombragée par le panache. Ses noires tresses résonnent contre la cuirasse de dure écaille, et sa taille flexible n'est point oppressée par les mains robustes qui l'enlacent. Un vêtement d'acier. … ici-bas, l'amitié aussi est méchante! Ce cœur vivant, l'amour même, repose sur une armure! Avec quelle flamme sur ses traits, avec quel regard tendre et avide, il contemple ce beau visage, voilé d'un nuage de tristesse! Comme il compte ces charmes, encore incertain si le temps ne lui a rien dérobé de son trésor! Non, cet éclat enchanteur qui embellit les yeux de Maria est impérissable: il sort de l'âme, et la mort seule l'éteindra.

    31

    Mais le guerrier a vu le voile funèbre, et cette joie sombre, qui s'unit à la robe de deuil et obscurcit la beauté à force de pâleur, ces yeux levés vers lui, et ce doux sourire plein du charme de la douleur, et sur ce teint si pur les humides sillons des larmes; aussitôt son propre bonheur se couvre du même nuage, et plus faible, plus tremblant, plus pâle que la plume de son panache:

    32

    «Lorsque dans les déserts des steppes, et dans ceux plus sauvages encore de mon âme, je me suis égaré à plaisir jusqu'aux teintes livides du crépuscule, jamais aucune étoile n'a lui sur mon chemin, et mon cheval regagnait ma demeure en luttant contre la rafale et la grêle. Tu es sortie pour moi, Maria! et à l'aurore de mes pensées, ton auréole m'a tracé une route lumineuse vers le ciel. Oh! que je suis heureux, fier et reconnaissant envers toi, qui dans la foule de tes adorateurs, es venue, tendre et confiante, appuyer sur moi tes beaux bras! O fortuné! qui dans ton cœur, à travers tes humides prunelles, ai lu les mystères de la vie et des sentiments du ciel! Mais pourquoi cette brume de tristesse, dont j'ai respiré la lourde vapeur, et qui t'a enveloppée de son ombre? Pourquoi le buisson de la vie ne croit-il pas pour moi seul hérissé d'épines? laissant à toi le parfum de sa frêle fleur au court printemps! A moi aussi l'on m'avait tout enlevé, on m'avait pris plus qu'à toi: tu appartiens au ciel; moi j'ai erré dans le tombeau, et chassé, par une noire vision, quand j'ai perdu la lumière, j'aurais frappé d'impitoyables coups les objets les plus saints. Car il est inutile de plaisanter avec le palatin, et le sabre, une lois dégaine, ne doit plus rentrer au fourreau. Alors le château de mes pères se fût rempli d'un vaste incendie, et plus d'un de mes proches eût été baigné dans son sang. Elles seraient restées dans mon cœur, cette fumée, ces ombres! Mais j'aurais conquis Maria par le sang et le feu! Ne tremble pas, tout cela est passé le jour où je t'ai vue, avant même, dès l'instant où tu as dit que tu étais à moi; d'un seul mot tu as rendu mon cœur aussi bon que si jamais personne ne m'avait fait de mal. Alors j'ai pris mon sabre, dont je ferai briller la lame, non pour un vil intérêt, mais pour ta défense et celle de mon pays. Alors j'ai sauté sur mon cheval, qui plus d'une fois dans ces plaines m'a emporté si rapidement, et je suis parti tout heureux. Oh! avec quelle allégresse j'ai aperçu ces tilleuls! Avec quelle ardeur mon âme désirait leur fraîcheur. Tu ne sais point, toi qui essuies tes larmes en silence, ce que c'est que de maîtriser un cœur farouche, de soupirer après un cœur tendre et de pleurer des charmes dans le souvenir desquels l'esprit voudrait ensevelir son existence. Maria, souffres-tu? A voir ton visage, il semble que déjà tu songes à t'envoler vers les anges, et dans une nouvelle douleur, bien que je m'enivre de tes caresses, j'ai presque besoin de te demander si tu m'aimes encore.»

    33

    «Si Maria t'aime, ô cher Venceslas… plus qu'il n'est permis d'aimer, plus que ne peuvent mes forces; plus qu'un faible cœur, lorsqu'il est rassasié, ne sait supporter une joie si immense, si peu espérée. Sans ces Tatars, qui restent devant mes yeux, sans ces flèches, que j'entends siffler à mon oreille, je me sentirais aussi légère, aussi ravie, aussi insensible à ton désir, que si je m'envolais au ciel dans tes bras. Si Maria t'aime? Vois, je ne suis que l'ombre de moi même! Que serait pour Maria le monde entier, sans ton regard? Que serait pour Maria l'éternité sans ton souvenir? Plus d'une fois, dérobée aux impressions des sens, sur ce grand livre de vie, je me suis humiliée de toute mon âme devant la puissance du Créateur… et quand je voulais étouffer ton souvenir dans le ravissement de la prière, aussitôt j'entendais comme un écho de ta douleur! Ah! peut-être le Seigneur punira-t-il un amour si ardent: peut-être une flèche tatare percera-t-elle ton cœur! Vois-tu ce rayon de soleil, à travers la trame du feuillage, allonger entre nos deux têtes sa lumière tremblante? Ce rayon anime, embellit, et réjouit tous les êtres; pourquoi, lorsque nous sommes unis, nous sépare-t-il? En vain, en vain, ô mon chéri, ta lèvre est sur la mienne… vois, il se penche avec la feuille, il se glisse entre nous deux. Ah! dans l'emportement de la bataille, dans le tumulte de la victoire, rappelle-toi, mon bien-aimé, que ce rayon de ta gloire, si pur, si brillant, comme le soleil des cieux, après un soir resplendissant, laissera tomber sur toi la nuit. Ah! que d'abord Maria soit ensevelie dans les ténèbres! N'est-il pas vrai, mon Venceslas? tu seras hardi, ferme, persévérant, vaillant, mais sage! Et lorsque déjà mes yeux, creusés par les chagrins, et qui regardent depuis si longtemps dans mon âme, répandront leur vie au dehors, lorsque mon cœur respirera de son épouvante sur ta poitrine dépouillée de l'acier, alors peut-être Venceslas ne se plaindra-t-il pas de l'amour. Me réjouir de ton bonheur, adoucir ta tristesse, ne songer qu'à ce qui peut te plaire, être la joie, et quelquefois la parure de tes jours, vivre pour toi et par toi, mourir devant toi, et à cette heure suprême, sous l'étreinte de la souffrance, laisser par mon regard expirant le bonheur dans tes yeux, ou vivre, si je ne puis avec toi, avec ton souvenir, voilà ce qu'aime Maria, voilà ce que Maria désire. Lorsque tu reviendras, heureux vainqueur, j'accorderai ma harpe, et tous deux, assis, sous les rayons de la lune, élevant nos âmes dans les tendres et tristes chants que tu aimes, nous jouirons de ces délices qu'aucune langue n'a jamais exprimées… Ah! comme la trompette a sonné, effrayante et lugubre! Oh! ne me quitte plus! Oh! emporte-moi avec toi!»

    XVIII

    34

    Elle tomba dans les bras de son amant, et penchée, dans sa douleur, elle attachait à lui son corps tremblant d'un tel effroi, son visage défaillant était si pâle, ses beaux bras l'étreignaient avec tant d'amour sur son doux sein, que le guerrier, s'arrachant à regret à ces tristes caresses, ressentait dans son cœur un mal pareil au déchirement.

    35

    Non, il ne peut rester, à moins de ternir sa gloire, et en écoutant son amour, de l'exposer à la honte! Mais quelle profonde et lugubre tristesse! Tremper son courage dans le désespoir de celle qu'il aime! Il n'a point la force de se séparer de tant de charmes, ni le temps de prolonger on vains gémissements ces adieux. La trompette l'appelle à la gloire, le chef aux cheveux blancs l'attend. Les drapeaux déployés bruissent, la victoire va s'enfuir… Il se redressa, déposa sa bien-aimée, et l'œil brillant d'un feu sauvage, il pressa contre ses lèvres la blanche main défaillante, comme si dans cette faible, douce, et silencieuse étreinte, il eût voulu dire tous ses sentiments, au milieu du trouble de son âme… Il est parti, il a repris le calme; devant l'œil qui s'attache à lui, chaque pas éloigne davantage sa taille imposante et sa brillante armure. Déjà, à la place qu'il vient de quitter, mélancolique et pâle, troublant le silence de ses soupirs, la solitude s'assied. Et dans le champ, laissé inculte, du du bonheur, le chagrin enracine sa tige épineuse, dont la moelle est rongée de vers.

    XIX

    36

    Il monte sur son cheval rapide, mais le souci est dans son œil, et il contient le coursier à son premier bond. Il monte aussi son cheval rapide, mais avec un joyeux regard, le vieux Porte-glaive, et au galop il décrit une volte. Derrière eux sonnent les trompettes; plus loin, derrière eux, les guerriers s'élancent comme des oiseaux prenant leur volée. La jeune noblesse caracole en marchant contre les Tatars. Voici les compagnons, et les soldats rangés, pancernes[25] et hussards; après eux les Cosaques: et les écuyers qui luttent avec leurs chevaux effrayés. Regarde, petit joufflu, sous ton toit de chaume: que la vue des soldats mette sur tes lèvres un sourire. Plus tard, peut-être, fruit sauvage, la guerre te cueillera! Et toi, mère, qui salues, adieu, tranquillise-toi. Ne t'effraie pas du bruit des armures, des longues lances… la flamme de l'œil polonais s'éteindrait dans les larmes. Déjà dans le village on ne voit plus que la poussière; l'oreille encore tinte et vibre, étourdie par le fracas des armes et des chevaux. Déjà dans le village la poussière tombe… encore par instants, le son lointain des cors guerriers parvient à l'oreille. Et tout est silencieux, comme quand le sceau de la mort s'imprime sur un cœur, et tout est désert, triste et morne, comme dans les pensées de Maria. Elle redressa sa taille élancée, plus haut, plus haut, et elle ne vit rien, rien que les nuées grises chassées par le vent… Ses genoux se plient, ses mains se joignent, elle prie, et de ses yeux qui regardent le ciel, la douleur tombe en rosée. Et tout est silencieux, comme quand la prière coule dans le sein de Dieu, et tout est désert, triste et morne, comme quand le bonheur s'enfuit.

    Chant deuxième

    Byron

    I

    37

    «Elle croit vigoureuse, elle meurt loin des hommes, la fleur des steppes, et bien loin l'œil s'égare en vain sur la plaine. A une douleur fatale cherches-tu allègement? Le steppe n'a qu'un Ciel nébuleux et les baies acerbes des buissons. Va plutôt vers les riants pays du myrte et du cyprès: là chaque jour le soleil se lève éclatant comme une robe de fiancée. Là, dans un air pur, radieuse apparaît la nature, les voix sont harmonieuses, les souffles caressants. Là se cueille le laurier, là le ciel est serein, la terre est embellie, les âmes sont libres de soucis. Et sur des monuments superbes se dressent les hommes des siècles passés, blanches statues, fières de leurs noms glorieux, qui t'appelleront de loin vers des ruines enchanteresses, demeure des dieux et des héros — et des araignées. Là, si la pensée des choses d'autrefois est entrée profondément dans ton cœur, peut-être que, fixant ton œil sur, l'azur d'un beau ciel, tu trouveras quelque douceur dans le désespoir, quelque charme dans le deuil, et comme le sourire d'une bouche aimée au milieu d'une mortelle souffrance. Mais ne va pas sur les steppes, si le cœur te fait mal. Dans la plaine il y a les terres funèbres… rien de plus n'a subsisté. Le reste, le vent d'Ukraine en a balayé jusqu'au vestige. Demeure dans ta maison, et écoute les chansons qui parlent du Cosaque.»

    38

    — «Mon jeune enfant, quel est donc le but de ton voyage? Reviens-tu de la Terre Sainte, toi qui te lamentes ainsi?»

    39

    — «Non! je suis inconnu à tous dans ma patrie, et la mort a laissé dans mon sein sa noire empreinte. Pour moi, le gâteau de la vie fut amer, empoisonné… J'ai le cœur oppressé, je pleure sur mon sort. Et si je souris, c'est comme par pénitence; et si je chante, triste est ma chanson; car, sur mon visage flétri la pâleur habite, car de mon âme effarouchée on a arraché la racine du bonheur, car l'ange qui veille sur moi n'a vu dans l'avenir qu'un tombeau.»

    40

    — «Que veux-tu donc, enfant?» — «Échapper au désespoir!…»

    II

    41

    Le jeune enfant reste debout près de la haie. A sa tristesse, qui se plaint, on fait peu d'attention. L'homme qui lui parlait, appuyé sur sa porte, tourne d'un autre côté ses yeux grands ouverts. Avec leurs costumes bariolés, et leurs cris étourdissants, cortège inattendu, voici venir les masques.

    1.

    42

    «Connais-tu le carnaval de Venise? — et la nuit et le jour, joyeux, insensé, délicieux? Un masque voile le visage, et aux questions de l'indiscret répondent la clameur, le fou rire. — Partout la vie et la gaieté — le mystère et l'amour — le doge, vieux bonhomme, l'arlequin, jeune fou, la jeune fille éveillée, cherchent le plaisir, les matrones et les filous… La liberté. La gondole voilée noircit les ondes — clameur, fou rire!… Connais-tu le carnaval vénitien?[26]»

    2.

    43

    «Nous allons, troupe dansante — et la nuit, et le jour, durant le carnaval joyeux, insensé, délicieux. — Un masque nous cache — à celui qui veut savoir d'où nous venons et qui nous sommes, répondent le rire et la clameur. — Une franche hospitalité ouvrira cette porte — car les Krakoviennes, et le vieux pèlerin, — les juifs, les Bohémiens, danseront — les sorcières, les diables, mais non les filous, trinqueront. Nous courons en traîneau, et avec nous voyagent la clameur et le fou rire… Connais-tu le carnaval polonais?»

    44

    — «On n'entre pas ici… Il n'y a point de carnaval, à présent. Le seigneur Porte-glaive est allé battre les Tatars, le château est désert.»

    45

    Ainsi le vieux serviteur arrêta ces vagabonds, et leur barra la porte avec une fermeté inébranlable. Alors tous les masques de frétiller, de chanter, de piauler, de secouer leurs crécelles, de gambader, entremêlant leurs costumes dissemblables, leurs fronts de papier mâché, leurs yeux vivants, leurs traits inanimés, dans des rondes vertigineuses; déroulant dans leurs bonds les couleurs, les éclairs, les ombres… Ils sautent, ils se démènent, ils crient, ils courent en tournoyant. — Et voilà que dans sa tête qui bourdonne, les idées commencent â danser. A cet aspect, il ne se possède plus; il rit des juifs, des bohémiens; il a peur des sorcières et des diables. Avidement il suit leurs évolutions, les yeux clignotants; et les masques devant lui bondissent et passent rapides, et les masques en lui font succéder la peur à la curiosité. Enfin, à travers les lèvres découpées, ils soufflent dans leurs cornets; les mains se détachent, les pieds s'arrêtent, et les voix rudes, adoucies par l'accompagnement de la flûte, braillent en chœur discordant cette chanson:

    «Ah! dans ce monde la mort fauche tout,
    Le ver couve même au sein de la fleur épanouie!
    48

    Si les chagrins se glissent dans l'âme et grondent au sein des nuages sombres; si les malheurs, tombant sur une tête distinguée, noble et belle, l'abaissent tristement vers la terre, oh! qu'alors l'esprit du mal se cache et ne ravive point les blessures avec son poignard… que même à l'heure de la mort se fasse entendre cette parole: la paix reviendra, elle reviendra.

    Oui, dans ce monde la mort fauche tout,
    50
    Le ver couve même au sein de la fleur épanouie!
    51

    Si, par une grâce du ciel pour la souffrance, la colombe s'envole d'une bouche qui blasphème, et, emportant avec elle le souffle de la vie, abandonne un visage flétri et gonflé par la torture, avant que le cierge s'allume, que nul, pour tromper sa douleur, n'entonne un chant de triomphe, sans le terminer par cette parole: ton ange reviendra, il reviendra.

    Oui, dans ce monde, la mort fauche tout,
    Le ver couve même au sein de la fleur épanouie!
    54

    Si celui qui — a voulu sauver son frère, lui-même s'est enseveli dans l'abîme, il a mis une courte joie dans le cœur de l'envie. Le bien ou le mal peuvent se cacher sous un voile épais, mais le juge suprême est dans le ciel. Sous le poids des soucis, la tête la plus forte quelquefois tristement s'incline alors qu'une bouche aimante murmure cette parole: la gaieté reviendra, elle reviendra.

    55
    Oui, dans ce monde, la mort fauche tout,
    Le ver couve même au sein de la fleur épanouie!
    57

    Si le voyageur, revenant de lointains pays, se dirige vers la demeure de l'amitié, et déjà songe à oublier ses terreurs dans les embrassements; s'il franchit le seuil silencieux et désert sans trouver le visage ami, si, tremblant d'apprendre quelque malheur, il penche son front assombri, que du moins l'hospitalité s'empresse autour de lui pour lui dire:

    Le maître reviendra, il reviendra.
    Oui, dans ce monde, la mort fauche tout,
    60
    Le ver couve même au sein de la fleur épanouie!»
    61

    — «Ah! que le Seigneur Dieu soit avec vous! Si vous n'êtes point des esprits vos costumes bariolés sont d'un joyeux augure. Vous n'êtes pas nos premiers hôtes: déjà d'autres bandes sont venues tourner ici des mois entiers comme des toupies. Entrez, le seigneur reviendra, et malgré son absence, le vin et le lit de plumes ne manqueront à personne.»

    62

    Ils entrent, avec d'humbles saluts, deux à deux; ils regardent autour d'eux, se rapprochent… se concertent.

    III

    63

    Le soleil cependant a décrit son arc immense, et colore d'un rouge éclat les nuées grises; ses rayons d'or se reflètent tremblants sur la terre et l'onde, et de son trône splendide il enflamme l'occident. Déjà son regard plein de merveilles n'éblouit plus, mais répand des rayons adoucis, et que l'œil supporte; dans un court adieu, avant de s'ensevelir dans les profondeurs de l'espace, il permet aux yeux des mortels de le contempler, et au moment suprême, il disparaît avec lenteur, afin d'enivrer encore toute la création de son vivifiant sourire. Encore à travers la fenêtre il regarde dans la demeure de l'homme… regard mélancolique de l'amitié qu'un voyage nous enlève… Enfin, jetant sur les nuages sa robe de pourpre, il plonge son sein pur dans les mystères de la nature. Voici là nuit, qui de son doigt jaloux efface les traces du jour, et traîne après elle son noir manteau, abri du crime et de la trahison. Où donc le Porte-glaive s'est-il attardé? Voici bien l'heure où il devait, disait-il, après la bataille, s'attaquer aux flacons, et sans renfermer dans son cœur sa vive joie, rassembler sa maison, réjouir sa fille et régaler son gendre. Aussi bien un beau cortège d'hôtes lui est arrivé. Quelle est donc la cause de ce retard inopportun?

    IV

    64

    Depuis l'instant où s'était ouverte l'arène de la victoire, depuis l'instant où il y était descendu sur son cheval fougueux, depuis l'instant où les trompettes, avec la voix de ses actions passées, avaient fouetté le sang de ses veines comme les vibrations du tonnerre; où il avait vu la bouillante jeunesse, où il avait entendu le cliquetis des armes, le bruissement des banderoles, et le ronflement des chevaux; où, s'élançant, accompagné de son gendre, sur le chemin que leur montrait la gloire, il avait senti ce que sent le vieil aigle quand l'aiglon vole à son côté; depuis l'instant où son esprit avait retourné vers le passé le cours de ses réflexions, où il avait vu se dresser, en cortège sanglant, les crimes des Tatars, l'audace était sur son front ridé, le feu dans sa prunelle; le bonnet sur l'oreille, la destruction dans la main, il marchait, et le souffle de son âme avide de combats secouait les poils hérissés de sa moustache blanche. A peine sa troupe fût-elle sortie du village, que son sabre siffla hors du fourreau, et, avec un regard qui eût cloué contre terre les poltrons, il contempla, le cœur dilaté, ses escadrons ardents, et commanda l'attention de sa voix retentissante:

    65

    «Nobles seigneurs, bourgeois et cavaliers! Je sais que vous êtes prêts à tomber sur l'ennemi comme la foudre. D'ailleurs, que celui qui a peur de la danse tatare[27], que celui qui épargnerait la vie du sauvage mécréant s'en retourne au galop chez lui sur sa haridelle, parce que je lui fendrais la tête avec mon sabre! Soyez prompts! de l'ensemble et de l'audace! Laissons-les épuiser leurs flèches! Foi en Dieu, confiance dans le sabre, et les grosses têtes tomberont, comme les épis qui scintillent un jour au soleil, et le lendemain gisent flétris, quand la faux les a tranchés. Nul ne pourra jamais manger tranquillement sa kacha[28], s'il ne sait exterminer la sauterelle pendant la guerre. Du silence, de l'attention et de la prudence, jusqu'au moment où sonnera la trompette; alors tombez sur eux à corps perdu, et faites bien voir que les Polonais sabrent, et que chacun de vous me pèche un poisson! nobles seigneurs, bourgeois et cavaliers!»

    66

    Et il s'en va, chevauchant côte à côte avec son gendre, se concertant tout bas avec lui au sujet de son plan de guerre; il parle des rapports d'espions; il explique comment et où leurs forces respectives doivent réunir leur impétuosité pour la charge; comment on profite de la victoire, et si l'on est repoussé, comment on arrive à écraser l'ennemi après une fuite simulée. Venceslas écoute absorbé, tandis que de la main, de la tête, de chacun de ses traits, le Porte-glaive accentue son langage. On dirait, en voyant ce tableau, que l'art d'un peintre, tirant un merveilleux effet d'un contraste habilement ménagé, a peint la vivacité dans le vieillard, et la réflexion dans le jeune homme.

    V

    67

    Cependant, après avoir dépassé le village, ils quittèrent le chemin battu, et s'enfoncèrent de plus en plus profondément dans les plaines incultes, où le vent sème la graine, où le temps fait tomber les fruits; où l'homme avide n'amasse point de récolte, où le travailleur ne se courbe pas sur le sillon. Partout la solitude, le silence… terre bénie, dont le charme virginal s'épanouit, fleur ignorée, cueillie par le ciel, sans que la main de l'homme la profane. Océan de fertilité, qui sur tout l'immense horizon se déploie coloré de mille teintes. Là le vieux chef, comme un nautonier, guidé par le cours du soleil, vogue avec ses escadrons sur une route sans fin. Les hautes herbes se brisent, les broussailles froissées bruissent, et les fleurs du steppe inclinent sous le sabot des chevaux leur tête embaumée. Mais la senteur de ces champs ne passe point à travers sa moustache blanche, et dans son sein, où gronde l'orage, ne pénètre pas la suave et délicieuse haleine: la guerre, la guerre absorbe tous ses sentiments. Honneur à la poussière des champs paternels, vengeance pour l'insulte qui leur est faite! Il ne se laisse pas emporter par une ardeur qui le tromperait, au milieu des sentiers sinueux tracés pour l'égarer par le Tatar, qui sur les herbages épais, imprime dans tous les sens des chemins où l'on se perd, faux indices de sa direction[29]. Mais traversant en ligne droite ces traces factices, il sourit comme le chasseur qui est sûr de trouver son gibier. Peu après, il rassemble les escadrons, et par une ruse calculée, les partage en deux corps que le même dessein guidera. A ceux qui restent, il dit adieu, en agitent son bonnet, et suivi des siens, se jette, de côté, dans une plaine sans bornes, où ils s'enfoncent dans les touffes de chardons fleuris. Déjà l'on ne voit plus les chevaux,mais seulement les guerriers, au-dessus de la plaine rouge; déjà leurs bustes nagent sur la surface à teinte sanglante; déjà les colpaks, les banderoles… tout a disparu comme dans les flots.

    VI

    68

    Et Venceslas, investi d'une autorité suprême, au milieu des steppes immenses, se dirige par sa seule volonté. Mais d'où vient cette pâleur? Venceslas le farouche, le vaillant, au sein d'une sauvage nature, mène les escadrons à la gloire… D'où vient donc cet air sombre? Le vent lui chante sa chanson bruyante, et Venceslas s'est plu quelquefois à baigner dans ce souffle son front… Pourquoi le baisse-t-il à présent? Triste et rêveur, quoique plein de courage, il n'a pas encore jeté un regard sur sa troupe fidèle. Et pourquoi?… Il ne le sait… Parce que la gloire apparaît à ses yeux baignée des larmes de Maria; parce que son cœur a senti un tressaillement subit, comme celui de l'homme qui réveillé en sursaut, voit un crêpe funèbre passer devant ses yeux, et reste saisi d'effroi, d'inquiétude et de stupeur. Fiévreusement sa tête s'agite et secoue sa chevelure d'or, comme s'il voulait en faire tomber une froide rosée. Fiévreusement il se prête au caprice du coursier bondissent, comme s'il voulait s'enfuir bien loin de son infortune. Dans son œil ténébreux s'allume à présent cet éclat qui sort de l'âme, lorsque dominant les plus vives douleurs, elle illumine du même rayon toutes les tristesses, et met l'auréole de l'immortalité autour d'un visage mortel. Quels que soient les pensées, les souvenirs, les alarmes, la douleur, la faiblesse, les fantômes qui l'ont détourné de sa route, quelque rigoureux que puisse être le destin en trompant ses efforts, son seul amour, à présent, c'est le devoir du guerrier. L'esprit du mal, qui envie aux hommes l'espérance, a-t-il un instant soulevé pour lui le voile de l'avenir? ou, dans les cordes de sa lyre, tendues par une suite d'émotions puissantes, et touchées par la main du malheur, un pressentiment a-t-il résonné[30]? Peut-être tombera-t-il dans la bataille! Mais, quelle que soit sa destinée, son cœur et son sabre ne seront pas domptés aisément. Que le souffle de la mort répande les ténèbres sur ses yeux! Il n'y aura de rouille ni dans son cœur ni sur ses armes. Comme un torrent, dont les flots impétueux sont arrêtés, creuse son lit et ronge ses bords escarpés; comme un cheval, dont les entraves tombent, prend sa course effrénée, déchire la terre, fait jaillir le feu, et devance l'aquilon, ainsi Venceslas, dans son irrévocable et sombre résolution, déchire ce tableau de l'avenir qui l'importune, et plus ardent, plus impétueux, se précipite au devant du fer ennemi, en jetant sur son sabre un regard plein d'assurance et de menace. Et pourtant, une voix terrible, malgré la fierté de son œil, retentit dans tout son être: «un cercueil sera ta conquête!»

    69

    D'ennuis, de soucis cuisants, de douleurs, il n'est pas peu dans cette vie, et plus de larmes coulent dans l'ombre qu'au grand jour. Celui qui, au milieu des gémissements, pousse un bruyant éclat de rire, comme un fou dans un hôpital, celui-là se dit heureux. Mais quand l'âme, obéissant à une noble séduction, établit ses desseins sur les ruines de ce quelle avait de plus cher, s'aveugle dans une trompeuse confiance, et voit ensuite à chaque pas des gouffres béants s'ouvrir autour d'elle; quand l'oiseau qui portait la becquée à ses petits, effaré, battant de l'aile, voit un enfant s'armer de sa baguette, et les lacs retenir ses ongles; quand, plongée dans le plus cruel des tourments, la bravoure elle-même se tord les mains de désespoir; quand de son cœur, accablé de mille plaies, surgit une couvée de serpents qui sifflent contre le monde; quand l'esprit du mal, en son délire, se fait un jeu d'arracher la vie, mais seulement après l'honneur, à un être impuissant, et non content d'abreuver le présent d'ignominie, traîne encore à la torture l'avenir échevelé, et s'acharne… sur qui? sur une âme angélique, maudite pour avoir accueilli avec du miel une bête féroce; quand tout ce qui était bien s'est changé en amertume et douleur: c'est plus que la souffrance de ce monde, c'est le supplice de l'enfer! Sont-ce là les tourments, ou d'autres plus affreux, qui ont versé leurs flots bouillants sur l'âme de ce jeune homme? Derrière lui, rangés, comme une rivière brillante, s'avancent les soldats, qui font peu d'attention à la tristesse de leur chef. Chacun d'eux songe, et bien qu'ils diffèrent dans leur manière de songer, il y a entr'eux cette ressemblance que chacun songe à lui-même. Tous cependant sont prêts à se jeter, le sabre haut, dans les ombres de la mort, au premier commandement. Ils vont, silencieux, en bon ordre, les chevaux suivant les chevaux, entre-croisant leurs traces, faisant briller leurs fers. Ils vont où la volonté du jeune Venceslas, par des sentiers solitaires, fait serpenter leur longue ligne. Au-delà des champs immenses, ils sont parvenus à l'endroit où la plaine semble finir, et se courbe en plaine nouvelle. Ils avancent, à l'horizon, vis-à-vis d'un nuage éclatant, et l'œil croit apercevoir des guerriers aériens.

    VIII

    70

    Mais que voient-ils du haut de l'éminence? De la vallée voisine, les tourbillons de fumée et d'étincelles montent, et déroulent en gigantesques spirales, qui déployées à leur sommet, se répandent en nuages lourds, ténébreux, sanglants. Mais qu'entendent-ils du haut de l'éminence? Dans la plaine voisine, les pleurs, les gémissements, les cris de désespoir sortent du village aux toits de chaume, et leurs échos sinistres, qui serrent le cœur, soulèvent avec un soupir jusqu'aux poitrines vêtues d'acier.

    71

    «Garde à vous! Aux armes, fidèles! déployez le drapeau! Les Tatars pillent le village… Vaincre ou mourir!»

    72

    Et prompts comme l'eau qui jaillit, les guerriers, pleins de furie, tombent, étincelants, et avec un bruit sourd, de l'éminence dans la vallée. Oui, la flamme allumée par les mains des pillards a embrasé tout le village, dont les habitants épouvantés, sans défense, sont noyés dans le sang et les larmes. Mais ce n'est pas le moment de sécher leurs pleurs, ni de sauver leur avoir, ni de batailler corps à corps pour disputer à l'ennemi son butin. Déjà par ses vedettes averti, le Han a rassemblé ses hordes d'élite pour la danse de prédilection. Là, derrière le village, immobiles, ils couvrent toute la plaine. A leur droite, une forêt, à leur gauche, un torrent; au milieu ils forment le demi-cercle[31]. Venceslas les voit bien, mais il considère qu'une attaque repoussée l'exposerait à sa perte. Et comment se retirer, à travers l'incendie? Mais qui peut éviter ce que le ciel lui destine, la victoire ou la mort? «Qui m'aime, me suive», dit-il, et il pique des deux, et avant de se jeter dans le feu, le coursier bondit et se cabre, moins hardi, moins farouche, lui, que le comte Venceslas. Comment des Polonais abandonneraient-ils leur chef? Les voilà dans les flammes; à la lueur de l'incendie, à travers le brasier et les débris ardents, ils cherchent leur route. Les voilà hors du village; aussitôt, prompte et docile, légère et audacieuse, la troupe se déploie, et formée en ligne, s'arrête. Toutes les trompettes sonnent une même et effrayante fanfare; tous les sabots se lèvent pour frapper un même coup retentissant, et la gloire et la vengeance emportent dans le même élan les chevaux qui ronflent et les cavaliers inclinés.

    IX

    73

    Impétueuse fut la charge: les escadrons tatars, leurs croissants, leurs étendards à queue de cheval, leurs peaux de mouton retournées, leurs arcs immenses, leurs visages basanés, leurs moustaches pendantes et noires comme le corbeau, leurs traits renfrognés, leurs yeux voilés à demi, où la cruauté de la bête s'unit à celle de l'homme, tout ce spectacle empreint d'une splendeur sauvage, l'incendie, les steppes d'alentour, les flèches sifflantes, nullement n'impressionnèrent les Polonais, ou plutôt les excitèrent comme eût fait un vêtement d'épines. Rapides comme l'ouragan, ils volèrent… mais, avant que l'on pût lutter corps à corps, les hommes fer contre fer, les coursiers naseau contre naseau, des qu'ils eurent heurté le demi-cercle, une aile des Tatars, suivant la fameuse ordonnance, courut, derrière les Polonais, donner la main à l'autre aile. Alla hu! vociférèrent les hordes, et mille escadrons décochèrent sur l'assaillant enveloppé leurs traits empoisonnés. Hourra! crièrent les Polonais, et avec le vol du faucon, ils traversèrent la nuée de flèches, au milieu de ce cercle d'ennemis. Ils arrivent, ils arrivent, masse aux rangs pressés, foret de lances hérissées, pleine de coups, de craquements, de grondements… Choc, cri, plainte, fracas, clameurs!… La poussière surgit, et la muraille de Bisourmans, traversée, brisée, s'écroule. Les chevaux écrasent les hommes; le sabre, la lance, percent sous les pieds des chevaux les mécréants comme des vipères. La fureur s'allume dans les têtes, l'acier brille, le sang jaillit, la mort se fatigue à souffler sur les yeux qui tournent. Tout cela ne dure qu'un instant; de coté, par derrière, les barbares accourent en masse innombrable. Il est temps de mourir pour les Polonais; le jeune chef les réunit, les excite, les range, tourne et charge: voici la mêlée; chaque homme enveloppé devient tourbillon et fait face de tous côtés avec sa bravoure; taille, pique, tue, dans la foule grossissante. Dix luttaient contre un seul, mille viennent l'assaillir; la multitude se presse acharnée, avec d'affreux hurlements. Pars tout des nuages de poussière, ou volent les éclairs des glaives.

    X

    74

    Au milieu d'un cercle épais d'ennemis, séparé des siens, seul, sans soutien, sans espoir, sans témoin, sans ami, lutte le sombre Venceslas, et déjà il lutte seulement pour livrer sans déshonneur cette vie qui lui pèse. Il sème la mort, demandant la mort, car, au plus profond de son cœur, il entend le gémissement de la colombe se débattant sous le bec du vautour: voilà l'harmonie de ses pensées! Mais soit étonnement, soit épouvante, soit impuissance contre son bras vaillant, la masse innombrable qui l'étreignait, de plus en plus recule et élargit le cercle devant lui. Ils voient, ils reconnaissent le chef; l'un après l'autre ils s'élancent, croisent le fer, succombent… ils hésitent à vaincre. Regardant autour de lui avec son œil d'azur, le jeune guerrier voit le cercle d'ennemis reculer toujours, et son cœur ne ressent que de la tristesse, à l'aspect de ce merveilleux succès. Il regrette que ses pressentiment ne se réalisent pas. Pourquoi n'ont-ils plus dans leur carquois une seule flèche trempée dans le venin de la vipère, afin de la planter dans sa chair? Il déplore de les voir céder; la vie lui fait peur, il agace leur cruauté, il leur présente la poitrine! Patience, patience! le han des Tatars, au gros ventre, à la face couleur de brique, vient s'abattre sur ce point, tout écumant de rage. Il a vu ses hordes plier devant une force inconnue, et il aperçoit qu'elles plient devant la bravoure d'un seul homme! Il arrache sa barbe touffue, désespéré d'un tel opprobre. Un cri sort de sa bouche béante… horreur et honte! mille contre un seul, le sourcil froncé, le sabre haut, accourent… Ils vont le hacher… le hacher!

    XI

    75

    Quelles trompettes ont sonné derrière la forêt voisine? Quels nouveaux escadrons arrivent au galop avec des hourras? Quel est cet autre guerrier, qui, frappant à droite et à gauche, se fraie un chemin par le carnage et la terreur? Son cheval effleure à peine la terre, ses cheveux rares et blancs se déploient au vent et luisent comme la crinière d'une comète; il semble nager dans l'air; dressé sur l'étrier, il se précipite, et l'appréhension redouble sa vitesse. Comme la lionne, qui a quitté son lionceau, bondit de fureur en le retrouvant entouré d'hommes, comme la mère, qui avait perdu toute espérance de revoir son fils, à son aspect est égarée par la joie, avec ces émotions mêlées de la mère et de la lionne, le sabre flamboyant au poing, avec le vol de l'éclair, aux yeux des ennemis étonnés, aussi épouvantés que par la vue d'un fantôme, à coté de son gendre le vieux Porte-glaive apparaît. Les escadrons le suivent de près. C'est à toi qu'appartient son premier salut, han bouffi d'orgueil! Ils courent avec fureur l'un contre l'autre. Polonais et Tatars, immobiles, attentifs, regardent ce qui va arriver. Quelque temps le Porte-glaive se joue de son ennemi, frappe, se jette de côté, revient impétueux, presse son adversaire, et enfin, choisissant le moment, riposte par un coup vigoureux qui plonge son fer sacré dans la nuque de l'infidèle. Tranchée par ce coup terrible, la tête se détache, tourne les yeux, balbutie des paroles inintelligibles, roule, la bouche béante, pâlit et meurt; le tronc, à cheval et immobile, darde son sang vers le ciel! Un cri de terreur s'élève, les ennemis se débandent, le cheval du han s'enfuit au milieu des hordes avec le corps de son maître; la frayeur s'est emparée des barbares, les trompettes sonnent, sonnent le carnage; les troupes fraîches courent sur les fuyards, les autres s'élancent à l'envi… choc, étincelle, sifflement et éclair, coup, cris, plaintes, hennissements… et la gloire poudreuse vient embellir la destruction.

    XII

    76

    La lutte se prolonge peu; beaucoup mettent bas les armes, plus encore périssent; l'arrière-garde tombe sur les fuyards. Sur la terre piétinée coulent des ruisseaux de sang; Polonais, Cosaques, Tatars, sont couchés sans vie, immobilisés par la mort dans l'attitude où chacun tomba. Leurs âmes sont au ciel, leurs chevaux errent sur la plaine. A quelque distance gisent les colpaks, les turbans; seul, le sabre fidèle reste auprès d'eux souillé de sang. O toi, dont l'existence a dépendu de la bravoure de tes frères, viens entendre cette joie guerrière et ces cris de victoire. Viens voir, au milieu des cadavres que le ver entame déjà, les figures aux longues moustaches se féliciter de survivre, et les fronts assombris s'éclairer d'un rire dont les bruyants éclats ressemblent à l'écho du tonnerre! Viens, ne tremble pas, chacun doit être glorieux de les approcher; leur bravoure, arrosée de sang ennemi, s'épanouit si radieuse! Si en toi ce sacrifice de la vie pour sa patrie, pour ses concitoyens, n'excite que le tremblement de la peur, regarde-toi bien dans ta conscience, et tu t'épouvanteras toi-même. Viens, presse avec un cœur reconnaissant ta tunique de laine sur ces poitrines d'acier, et baise leurs blessures.

    XIII

    77

    Sur la lisière du bois s'élevait un coteau dont le front était verdoyant, et d'où les parfums du serpolet s'épandaient à l'entour.

    78

    Sur le penchant, des bouleaux inclinés, vêtus de leur blanche robe, pleuraient, lorsqu'un frais zéphyr caressait leur chevelure, comme les filles d'autrefois sur les ossements des guerriers. Là, sous la voûte embaumée où l'ombre appelait le sommeil, se retirèrent, pour goûter le repos, les vainqueurs et les captifs. Dans la vie, il est au moins cette loi commune, que le plaisir et la douleur, les labeurs et l'oisiveté, le déshonneur et la gloire, ont un même terme: la lassitude. Devant eux, l'incendie, qui s'éteignait, jetait encore par instants ses lueurs soudaines et mourantes sur le champ de bataille; derrière eux, le soleil, déjà caché par la forêt, émerveillait les yeux par l'illusion du feuillage enflammé. Les couleurs s'assombrissaient; des bandes de corbeaux s'abattaient, en tournoyant et croassant, sur les cadavres. Ou disposa les vedettes. Autour des feux du bivouac s'agitaient en tumulte les guerriers étincelants, et sous la dent des chevaux, l'herbe rendait le bruit lointain des armes. Pareil à l'aigle blanc, le Porte-glaive, blanchi par les années, mais couvert de gloire, rafraîchissant sa tête nue, au pied d'un bouleau était assis et parlait ainsi au sombre Venceslas:

    79

    «Fils… puisque tu es si étroitement uni à mon cœur, puisque dans mon cœur tu as une place de fils, tu en auras aussi le nom. Ce jour n'a filé pour moi que le fil du bonheur; notre Venceslas est revenu, les Tatars sont défaits; l'Ukraine est tranquille, Dieu veuille que ce soit pour longtemps! Voila des libéralités de la fortune qui dépassent mon mérite. Mais quand nos âmes ont, ce me semble, ce qu'elles désiraient, vous m'avez l'air d'un bien triste vainqueur! Vois donc, comme la lune se lève radieuse pour toi! Assez donné à la gloire… il est bon de donner également à l'amour; monte à cheval et galope gaiement vers ta femme qui t'aime, vers vos fidèles serviteurs, tous impatients de te revoir. Moi je veillerai sur les rondes, et demain, à l'aube, vous entendrez le sabot de mon chenal vous dire bonjour. Monte sur ton cheval… il est vaillant, et te portera vite là-bas. Bon voyage! et Dieu te bénisse à jamais comme je te bénis!»

    XIV

    80

    Venceslas se hâte d'obéir, et selon sa coutume d'autrefois, il presse la main du vieillard, qui lui rend à son tour une rude, vigoureuse, mais cordiale étreinte. Déjà cheval et cavalier passent rapidement sur l'ombre des bouleaux. Le Porte-glaive commence sa prière accoutumée. Comme il est beau le jeune Venceslas, courant à travers la plaine! Sa chevelure, son panache, ont l'éclat de l'argent, et sur son armure la grosse face de la lune se réfléchit en petit. Oh! qu'il est délicieux, au sein de la nature endormie dans le silence, de voler, le cœur brûlant, vers sa bien-aimée, de saluer chaque objet d'un sourire amical et de tout laisser derrière soi pour courir vers le but de ses désirs! Ils sont doux, alors, ces mille bruits qui s'élèvent par moments; le chant du rossignol, le murmure de l'onde, le coassement des grenouilles, avec leur sauvage, mélancolique, mais vive et touchante harmonie, disent à nos sens éveillés leurs secrets; il est délicieux alors, ce parfum émané des fleurs, qui vient, au souffle léger du plaisir, dissiper les nuages de l'affliction; alors l'âme rassérénée semble échapper aux liens de ce corps, pour voler vers le ciel et vers son Créateur. Alors la nature est une mère! Elle partage tout avec l'homme, tout sourit à l'homme, tout le réjouit; alors le sabre reste au fourreau, et l'oubli des offenses met dans les fiers regards la bonté… sur les lèvres le pardon. Ainsi marche Venceslas, heureux si la foudre déchirait soudain les voiles de son vaisseau, car l'ouragan de ce monde serait impuissant à le tourmenter, à moins que sur son tombeau glacé il ne vînt mugir avec fureur. Ainsi il dépasse les steppes;… oh! trop courtes, ces douces rêveries qui endorment les enfants de la terre dans l'ivresse du bonheur! comme un spectre le souvenir se dresse, réveillant le passé cruel, et sous les rideaux parfumés de la couche, les fantômes viennent en foule souffler les soucis et l'inquiétude.

    81

    Il l'a vue si défaillante, si faible! … Sans appui, le lierre caressant se flétrit, et sans abri, le doux fruit ne saurait mûrir, ici-bas! Quoi! à peine à son retour eut-il jeté un regard sur son paradis perdu, qu'il le quitta de nouveau! Et pourquoi? pour cette vaine gloire, dont tous les rayons ne valent point un sourire des lèvres aimées. Si du moins il pouvait compter sur sa fortune! Mais, l'orage à peine passé, déjà sûr de jouir d'un ciel serein, oubliant déjà combien il est amer de compter les heures dans le chagrin, inconstant! il s'est enlevé il lui-même le bonheur dont il eût pu faire son partage! Vite, en avant! et à travers les herbes et les fossés, le cheval agile se glisse allongé, et le choc de ses fers, le bruit de sa course, frappent la première pensée du paysan qui s'éveille: «Ha ha!» Mais il ne s'est point frotté les yeux, il n'a point maîtrisé le battement de son cœur, et le cavalier a disparu, laissant derrière lui un conte de vampire. — Ainsi volait Venceslas, heureux et alarmé, beau et effrayant, fidèle image des mortels.

    XV

    82

    Contre la porte enfin le cheval poussa son poitrail écumant, et hennit en rafraîchissant de ça et de là ses naseaux; mais bien que la lune fut claire, le guerrier ne vit personne; aucun écuyer n'accourut d'un pied leste pour tenir l'étrier: «Il doit être bien tard, laissons-les dormir sans trouble,» pensa Venceslas en attachant le coursier. Et avec cette joie vive où le cœur se plonge lorsqu'il doit battre bientôt auprès d'un sein chéri, avec ce regard brillant où l'on voit s' éteindre l'inquiétude, d'un seul bond joyeux, il est sur le seuil. Ah! que de charmes, de caresses, vont s'éveiller pour lui! Encore un instant, et il sera le plus heureux des mortels ou des anges. Il frappe une fois, deux fois, trois fois; trois fois l'écho vigilant accourt avec sa réponse, et se tait… lui seul ici, pour marquer le mouvement et la vie, dans un léger sommeil a attendu le jeune chef. Point de pas précipités qui s'avancent; point de voix parlant tout ai coup en tumulte, point de lumière dans la demeure sombre, silencieuse et fermée: «Oh! comme leur sommeil est dur!» L'impatience dit au guerrier qu'un seul coup de sabre lui ferait franchir le seuil. Mais, ce violent conseil, il ne saurait l'écouter… exciter l'inquiétude de Maria, pour abréger la sienne!… Puisse la route des orages se terminer dans le sein du guerrier, pourvu que jamais la seule crainte n'en arrive jusqu'à elle. Il frappe encore, mais plus doucement; dans le ciel de son cœur s'est montré un sentiment angélique, l'oubli de soi même, il s'éloigne à pas lents; parfois au milieu du silence, tout-à-coup il s'arrête: n'a-t-il pas entendu quelqu'un? Il regarde la lune, qui dans son plein éclat projette sur l'herbe la stature du guerrier en ombre noire et gigantesque. Avec quels doux rayons et quel paisible cours elle brille et roule dans les cieux! Ah! c'est qu'elle a les yeux tournés vers son soleil! Le guerrier penche la tête; il lui a semblé voir le sourire de l'ironie. sur cette face joufflue. Plongé dans sa triste rêverie, mais incapable d'achever ses pensées, dans un chaos de sentiments opposés, où la crainte, la douleur, l'amour, les souvenirs, le bonheur, tout enfin est en suspens; il erre autour du château endormi et silencieux; demeure muette, sans bruit et sana vie, recelant un précieux trésor, comme ces palais enchantés des contes arabes. Mais qu'a-t-il vu? Au moment où il perdait toute espérance, il observe enfin un mouvement: dans la chambre du repos, une fenêtre est ouverte, et le voile léger, déployé là pour arrêter les insectes rôdeurs de la nuit, se joue, en fuyant, du timide zéphyr, et tantôt le fait sortir de la chambre, tantôt l'y attire. Quelle flamme délicieuse court dans les veines de guerrier! Tout l'éclat du bonheur revient vite sur ses traits. Comment résister aux pensées qui l'enivrent? Il faudrait être la vertu la plus pure, ou une pierre inerte. Il n'est ni l'une ni l'autre; il sait combattre dans la bataille, et aimer d'un cœur fidèle et reconnaissant… mais le voilà dans la chambre.

    XVI

    83

    Sur la couche en désordre, dans sa robe de deuil, une femme endormie est étendue; mais la douce quiétude ne caresse pas son dur sommeil, et comme si une mort soudaine eût mis fin à ses violentes douleurs, sur son visage livide, la souffrance est restée; tranquille, immobile, son corps est cependant raidi, et ses longues tresses retombent en désordre, mais noir dans ce désordre où l'amour jette la beauté endormie. Affreusement gonflée, bouffie par la convulsion, on dirait qu'elle va gémir, mais ses lèvres sont serrées par une force puissante, et un rayon de lune entoure de sa lumière tremblante ce sombre visage, et met dans ses yeux à demi fermés cette sauvage tendresse, cette caresse de vampire, qui est dans le regard d'une amante. C'est la jeune et belle Maria. Venceslas est debout auprès d'elle; il lui apporte le bonheur, qu'a-t-il à craindre? C'est la jeune et belle Maria, oh! combien elle est changée! Est-ce que le ver va déjà s'enfoncer dans son sein? Mais Venceslas ne reste pas longtemps là, sous le coup de l'étonnement; l'âme a bientôt maîtrisé le tremblement du corps, et penché sur ce visage, il unit ses lèvres aux lèvres de Maria, et y fait couler avec délices le miel qui emplit son cœur:

    84

    «O ma chère Maria, tu es froide et muette…. et déjà pour nous le bonheur est revenu…» et l'écho dit: «n'est plus!»

    85

    «Maria, ma bien-aimée, on m'a vu pour jamais sur un champ de bataille… mon pére nous unit…» et l'écho dit: «sépare!»

    86

    Il la caresse, il veut la ranimer, et son amour inquiet se consolerait d'avoir obtenu un soupir. La tête soudainement renversée de Maria retombe sur la poitrine du guerrier, et heurtant l'armure, répond avec un bruit gémissant. Le guerrier crie, cherche du secours, se précipite à travers le château désert… seul, le bruit de ses efforts impuissants se répercute sur les murailles. Il revient; il a trouvé un espoir: peut-être l'air du dehors dissipera-t-il les ténèbres de la mort qui voilent ces yeux noirs. Mais, soulevée par le bras puissant du guerrier, en quels mouvements hideux cette taille se tord! ce n'est plus le corps souple, aérien, qui échappait à la terre: inerte comme la ruine qui vient de tomber, les bras, la tête pendants, les pieds déjà raidis, c'est un objet d'effroi, cher encore au guerrier: «de l'eau, de l'eau!» s'écrie-t-il d'une voix perçante, et il renverse à grand fracas la porte énorme du château.

    XVII

    87

    Dans les touffes d'herbes grises un léger mouvement se produit; les herbes s'écartent, un bonnet apparaît, une tête s'élève, un corps est debout. Là, dans une silencieuse attente, se tenait caché le jeune garçon qui pleurait sur le monde. D'un œil attendri, il contemple le guerrier, qui regarde avec étonnement cette jeunesse flétrie. Est-ce la peur, est-ce un charme qui l'a forcé à se cacher là? Je ne sais… Il sort du fourré et parle ainsi:

    88

    «Que le guerrier au cœur tremblant ne demande plus de l'eau, car l'éclat de la beauté terrestre vient de s'éteindre en cette femme; ce sont les abominables masques, qui dans leurs jeux perfides, ont noyé dans l'étang le beau sein de la châtelaine, et celui qui a quitté les hommes, jamais ne reviendra parmi eux; tous ceux d'ici, seigneurs et dames, écuyers, gardes à pied, ont couru après les bandits, d'autres sont allés chercher les prêtres et les vieilles femmes; et maintenant cette demeure est silencieuse; mais avant que l'aube apparaisse, les serviteurs de la mort viendront murmurer les prières, encenser et chanter, et celui qu'ils ont une fois suivi, toujours restera parmi eux. Toujours!… oh! triste parole, quand le destin impitoyable en fait l'écho d'une voix qui gémit sur une perte cruelle! dans l'amour, dans l'amitié, à tous les moments de la vie, parole si souvent répétée, mais vraie… dans la tombe… car celui qui a quitté les hommes jamais ne reviendra parmi eux.»

    89

    Élevant sa petite taille sur la pointe de ses pieds, pour arriver jusqu'à l'oreille de Venceslas, il murmure, murmure son récit, et sur le visage du guerrier un nuage de plus en plus noir vient s'étendre, et tout-à-coup, sur ces mêmes traits qu'assombrit le désespoir, le feu de la colère et du mépris éclate comme la foudre; enfin l'on y voit apparaître cette fureur insensée, qui ne laisse voir en son œil qu'un objet: le cercueil de son ennemi; qui de sa flamme infernale, dévore les liens les plus sacrés, alors même que l'œil a vu le poison dans le cœur le plus proche; enfin apparaît ce désir furieux de sang, de cris, de cloches funèbres; flamme d'un cœur perverti, qui rallume la torche des haines domestiques, et va, dans le sein où elle est née, punir le crime par le crime! Mais si le plus affreux des supplices est pour lui dans le coup mortel donné à sa bien-aimée et à son bonheur par la main qui donne les bénédictions, oh! à côté de cette horrible et légitime soif de vengeance qui l'agite, quelles tortures du désespoir et du chagrin! Comme toutes les douleurs, dans son œil hagard, s'unissent avec cette pensée accablante, que la sentence est irrévocable! Elle est moins effrayante de douleur, cette image des plus cruels tourments, la statue de Laocoon!

    XVIII

    90

    Ainsi Venceslas, d'un seul coup, a tout perdu en ce monde, le bonheur, la vertu, le respect des hommes ses frères; et jamais il ne réveillera de son sommeil sa bien-aimée, elle, qui devrait remplacer pour lui toutes les vertus des hommes, elle, dont l'éclat pur et doux, l'angélique auréole, voilaient d'une illusion les trompeuses amitié, les cœurs vides et frivoles. Ainsi Venceslas reste seul dans le désert. Ah! quelles ténèbres la mort de Maria laisse autour de lui! Longtemps, debout près du cadavre, il reste dans une muette désolation, semblable il une statue de marbre sur le tombeau d'une amante; l'horreur de cette méchanceté barbare, et l'aspect de ce qu'elle a fait, ont chassé de son âme jusqu'à l'attendrissement de la douleur. Seule, cette amère pensée ramène en lui les regrets: ah! pourquoi se fia-t-il aux hommes, pourquoi l'a-t-il quittée? Et lorsqu'il voit sur ce visage gonflé ce reproche, qui, dans sa lutte avec la mort s'est gravé là malgré elle… premier et dernier reproche… lui dire qu'il a perdu le bonheur et qu'il s'est perdu avec Maria, alors soudain son cœur retrouve le battement; il se couvre le visage de ses deux mains et pleure comme un enfant! Mais pas longtemps; ce cœur trahi, déchiré, s'est corrompu, empoisonné en un instant; voila cette âme, auparavant si généreuse, marquée du symbole qui a conduit à l'infamie tous les exilés de leurs pensées. Quoi, cet homme, à la fleur de l'age, est-il déjà l'opprobre de la terre? Ah! demandez-lui plutôt à quoi sert la bonté, ici-bas, où tout ce qui est sensible et noble ne brille qu'un instant, où la mort des vieux pères est un avantage pour les fils, où cet amour du prochain, si glorifié, dans sa feinte tendresse, se réjouit du malheur ou envie le bonheur d'autrui, où l'âme généreuse est quelquefois sifflée, parce que le voile charmant de la vertu sert à parer la perfidie; où il n'est qu'une seule joie, l'attachement mutuel de deux cœurs fidèles, incompris du vulgaire, et dont les transports absorbent la vie.

    XIX

    91

    Dans cette obscure et morne forêt des passions humaines, aux uns le temps apporte avec lenteur l'engourdissement. Feuille par feuille ils se dépouillent, et sur la fin de l'automne, pareils il des chênes moussus et silencieux, ils restent nus. Aux autres les orages amassés par les rayons brûlants de leur soleil, jettent, avec le fracas et la foudre, les maux cruels cachés dans leur sein; et puis le ciel brille encore, et parfois il semble qu'une verdure plus riante va renaître après la tempête. Mais celui qui s'approche et regarde, sous une apparence de vie découvre les noires stigmates du feu. Et si la flamme qui consume la moelle du chêne frappé est activée par le souffle de l'ouragan, qui oserait éteindre l'incendie allumée par la foudre? Alors la végétation luxuriante propage de tous côtés la destruction… dans cette obscure et morne forêt des passions humaines.

    92

    Ce que Venceslas peut se promettre en cette vie, il serait difficile de le dire, effrayant de le deviner. Sur son cœur est un voile noir et ensanglanté… assez! pourquoi le déchirer et mettre à nu la blessure? Il ne lui reste rien, et tout ce qu'il peut gagner, c'est que non le temps, mais le feu, consume les ruines restées en lui.

    93

    Après s'être humilié devant Dieu dans une courte méditation, avec l'aide de son jeune ami, de son nouvel ennemi, peut-être, il rapporta le cadavre à la chambre du repos, et la lune prêta à leurs yeux obscurcis son flambeau! Là, pour la dernière fois, il arrangea la couche de sa bien-aimée, et venant avec tendresse au secours de la pudeur impuissante, répara le désordre de son attitude, de sa chevelure, de ses vêtements, car la méchanceté curieuse va jusqu'à médire de la mort. Alors, jetant un regard mélancolique sur ce visage inanimé, un regard où se voyait la douleur de la séparation, mais aussi la promesse d'une réunion prochaine, gravant avec l'attention du désespoir chaque trait de l'infortunée dans sa mémoire… alors il tira son sabre qui siffla, son sabre qui allait frapper sans pitié, et rester dans l'étreinte d'un cadavre. Il sortit, et soudain de son visage disparurent toutes les douleurs. Il sauta sur son cheval et prit le jeune enfant derrière lui. Mais qui était-il donc, ce petit homme à l'œil plein de larmes? Était-il l'Esprit qui veillait sur les destinées de Venceslas? était-il un ange, un démon? Se plaisait-il à irriter les souffrances du guerrier, ou partageait-il sa douleur? Je ne sais… Il entoura de ses bras le cavalier, et tous deux s'enfuirent au galop.

    XX

    94

    Sur l'église d'Ukraine brillent trois tours, et les vieilles d'Ukraine marmottent leurs oraisons; les gamins sonnent les cloches et se ménagent un petit profit; les bonnes gens, pour les funérailles comme pour le baptême, se hâtent d'accourir. Dans l'église, des voiles funèbres, un catafalque, un cercueil, des rangées de cierges qui brûlent avec une lueur blafard. Tout est sombre et terrible. Mais quelle est cette grande figure couchée, au milieu de la foule des curieux, les bras étendus, comme une longue croix immobile? Quel est ce guerrier dont la poitrine se souille de poussière, qui s'humilie en silence, ne laisse échapper aucune plainte, lui qui plie sous le fardeau des plus cruels châtiments, et dans son muet recueillement, semble être attaché à la terre? Pâle comme la lumière des cierges qui éclaire son visage, lugubre comme le chant des mort qui retentit sous la voûte, sous son front, que la foi presse contre la terre, ses yeux brillent comme le ver luisant. Ah! je reconnais les cheveux blancs de l'infortuné Porte-glaive! Naguère il perdait sa femme; aujourd'hui il ensevelit sa fille; s'il a bercé son enfance, c'est pour qu'on l'endormît dans le cercueil; s'il lui a apporté des tissus magnifiques, c'est pour que l'on en fit un suaire. Chose étrange, il paraissait aussi insensible au milieu du funèbre appareil, que si son âme eut été au ciel avec l'âme de son enfant. Tel il resta dans la suite; ses lèvres décolorées ne confièrent à personne un regret, une plainte; nulle trace de larmes dans son altier regard. Moins avec les hommes, plus avec Dieu, du reste il était le même. Chaque jour, à la même heure, il s'en allait à la dérobée. Mais avant qu'un signal l'eût rappelé, il revenait au château. Une fois, minuit passa, et on ne le vit pas revenir; et quand les veilleurs attentifs n'espérèrent plus le revoir, quand, aux accents sauvages de la trompette, les guerriers sortant de leur sommeil comme la pierre sort de la fronde, s'élancèrent pour le venger ou le secourir, ils le trouvèrent dans le cimetière, auprès des tertres voisins de sa femme et de sa fille, à genoux, incliné; ses lèvres gardaient la même douceur, son front, le même air vénérable; toujours la même pâleur sur ses traits, le même feu dans son œil, et ce bonnet, et ces moustaches, terreur des ennemis de la Pologne, et ce même joupan noir… Seulement, lorsque le cri d'alarme de la trompette guerrière arriva jusqu'à lui, il ne saisit point son sabre, car il dormait, dormait pour toujours!

    95

    Et le silence règne sur le groupe sombre des trois tombeaux… et partout la solitude, la tristesse et le deuil, dans la féconde Ukraine.

    Commentaire par le traducteur

    96

    On ne trouvera dans ce livre ni de l'érudition ni de l'élégance. L'écrivain assez habile pour traduire élégamment le vers de Malczewski[32] risquerait encore de travestir son poète, et de ternir le miroir dans lequel apparaissent avec tant de netteté cette „féconde Ukraine”, pays des vampires et des légendes, où l'on heurte à chaque pas une tombe[33] et un souvenir, et ces magnats de la vieille Pologne, batailleurs et magnifiques, dont nous expions aujourd'hui les crimes et les fautes. La vérité respire dans l'œuvre de Malczewski, et je ne sais si l'on pourrait peindre avec des images plus frappantes une nature sauvage et triste, et les scènes terribles que tant d'années ont vues se renouveler, à l'époque glorieuse où les Polonais faisaient à l'Occident qui les oublie un rempart de leurs poitrines; je ne sais si l'on pourrait prêter un langage plus énergique ou plus étrange au pur amour, à la vengeance, à la haine, à la superstition. Pourquoi effacer, sous prétexte de les polir, les traits parfois rudes d'une œuvre si originale? Aussi, bien que j'aie commis, sans aucun doute, plusieurs contre-sens, on me saura gré, je pense, d'avoir été esclave du texte.

    97

    Mes phrases lourdes, obscures, incorrectes, ne sont pas rachetées par des annotations savantes. Aux réflexions curieuses et trop rares de Malczewski, aux intéressantes descriptions du chevalier de Beauplan[34], je n'ai presque rien ajouté. Si l'on voulait écrire à la suite du poème tous les commentaires qu'il admet, les occasions ne manqueraient pas de faire des rapprochements ingénieux. Mais une pareille tâche est au dessus de mes forces, et je désire que Malczewski trouve parmi les Polonais un traducteur digne de lui.

    98

    Le lecteur, j'ose l'espérer, verra sans déplaisir mes scrupules, et sera indulgent pour ma faiblesse.

    Antoine Malczewski, sa vie et son œuvre

    99

    Antoine Malczewski, l'un des plus grands poètes de la Pologne, naquit vers l'an 1792, en Wolynie[35]. Le général Jean Malczewski, son père, et Constance Bleszynska, sa mère, possédaient, dans la partie occidentale de la province, plusieurs villages, notamment celui de Radziwillow, auquel la défaite des insurgés polonais en 1863 a donné une triste célébrité. Ruinés peu de temps après, on ne sait par quels événements, les parents de Malczewski allèrent habiter la ville de Dubno, où leur fils aîné, Antoine[36], reçut, comme tous les gentilshommes polonais de son époque, une première éducation toute française; il parla et écrivit en français durant plusieurs années, tandis qu'on lui laissait ignorer le polonais.

    100

    Le jeune Malczewski fut ensuite envoyé au collège de Krzemieniec, où sa jolie figure, son intelligence et ses habitudes laborieuses lui gagnèrent bientôt l'affection de ses maîtres. Il devint particulièrement cher à Thadée Czacki, fondateur des écoles de Krzemieniec, que de grands travaux historiques et ethnologiques ont rendu célèbre. Malczewski, encouragé par le vieux savant, se livra avec ardeur à l'étude des sciences exactes; il aimait aussi le dessin, et lui consacrait ses loisirs.

    101

    En 1811, après avoir terminé avec éclat ses études, à peine revenu à la maison paternelle, il s'éprit de sa cousine Anna, et la rechercha en mariage. Mais la jeune fille était riche, et malgré ses talents et sa naissance, le futur poète ne pouvait espérer d'obtenir la main de sa cousine, parce qu'il était sans fortune. Pour arriver au bonheur, une seule voie lui restait ouverte, la carrière militaire. Il s'y jeta. Napoléon se préparait alors à envahir la Russie. Malczewski entra comme volontaire dans les rangs de l'armée polonaise, qui eut bientôt en lui un officier du génie distingué. Pendant la campagne de 1812 il resta attaché à la garnison de Modlin, forteresse voisine de Varsovie. Après l'évacuation de la Pologne par les Francais, il fut incorporé dans l'armée russe, et on le vit à la cour d'Alexandre. Devenu habile ingénieur, il publia une brochure dans laquelle il exposait un plan nouveau pour les fortifications de Modlin. Le moment était venu pour lui de demander la main d'Anna; mais celle-ci était déjà mariée à un riche gentilhomme.

    102

    Pour comble de malheur, le jeune officier se cassa une jambe en 1816 et dut quitter le service militaire. Dès lors, plein de tristesse et de dégoût, sans repos et sans espoir, il chercha dans la contemplation de la nature et dans les voyages un soulagement à ses souffrances. Il visita d'abord la Suisse: le 14 août 1818 il était sur le sommet du Mont Blanc. Le spectacle dont il jouit du haut de la montagne l'impressionna vivement, si l'on en juge par le récit qu'il fit de son ascension dans une lettre écrite en français[37] et adressée au professeur Picquet, de Genève. Je citerai le passage le plus remarquable:

    103

    „A midi et demie, nous étions sur le sommet de la montagne. Le temps était beau. Curieux de savoir si les couleurs ne perdaient rien de leur vivacité à une telle hauteur, j'avais emporté un prisme. J'avais fait reproduire par la peinture, à Genève, et aussi exactement que possible, les couleurs du prisme; mais je n'aperçus aucun changement dans les couleurs, dont la vivacité resta la même. Nous demeurâmes une heure et demie sur le sommet, d'où la vue était magnifique et étendue au delà de ce que l'on peut concevoir.

    104

    La fraîcheur des arbres et des vallées, les bords enchanteurs d'un lac, peuvent occuper agréablement les yeux et l'esprit; mais au milieu de cet amas confus de montagnes, de ces roches gigantesques et informes qui surgissent du sein des neiges et des glaces, le spectateur croit être témoin de la création du monde, alors que tout ce qui porte l'empreinte de l'homme s'efface, et que l'on aperçoit à peine les traces légères des villes, marquées par la main du destin pour être bâties dans l'avenir; tout semble annoncer cette heure solennelle, et frappé de terreur à une telle pensée, le voyageur se hâte de descendre dans la plaine, craignant d'être anéanti au milieu du travail redoutable des grandes transformations qui vont s'accomplir. Nous quittâmes donc ce spectacle, unique au monde, et vers six heures du soir, nous arrivâmes aux rochers des Grands-Mulets.”

    105

    Des détails encore plus intéressants sont donnés par Malczewski dans les notes qui accompagnent le poème de Maria.

    106

    Le jeune et modeste voyageur ne voulut, selon le désir des rédacteurs de la Bibliothèque Universelle de Genève, insérer sa narration dans leur feuille, qu'à la condition de ne point y mettre son nom. De plus, il consentit à aider de ses conseils un habile dessinateur, pour reproduire l'aspect du Mont Blanc et de l'aiguille du Midi. Ce dessin, ajoutent les rédacteurs, est d'une fidélité frappante.

    107

    Après la Suisse, notre poète parcourut l'Italie, dont les chefs-d'œuvre excitèrent à un haut degré son admiration, et enfin la France. En 1821, nous le retrouvons à Varsovie où il demeura quelque temps, pour revenir ensuite dans son pays natal. Retiré au village de Hrynow, loin du bruit de la capitale, évitant avec soin les réunions tumultueuses, il aimait à entendre les contes populaires de sa chère Wolynie. Un événement que ces naïfs récits avaient sans doute entouré de merveilleux, la mort de Gertrude Komorowska, assassinée en 1771 par des agents de son beau-père ou de son mari, attira son attention, et fit éclore dans sa pensée le seul poème que le public connaisse de lui, Maria.

    108

    Pendant que sa plume, encore inexpérimentée, s'essayait à écrire ce que dictait une âme inquiète et passionnée, il livra à la publicité, dans les variétés de Lwow (Lemberg), plusieurs compositions de peu de valeur, en prose et en vers, qu'il serait superflu de reproduire ici. Il reste encore de lui un recueil de lettres en prose et en vers, une satyre, le carnaval Varsovien, une tragédie, Helena, dont il écrivit deux actes et qu'il n'acheva point, enfin un second poème, Samuel Zborowski. Aucun de ces écrits n'a été encore publié, ou du moins il n'en existe qu'un très petit nombre d'exemplaires. Ainsi le désespoir trouvait un poète dans cet homme, dont l'amour avait fait un soldat. Fataliste et misanthrope, mais cachant sous le masque d'un scepticisme railleur une grande sensibilité, il conservait dans son âme le feu d'une passion sans espoir, qu'il chercha bientôt à tromper.

    109

    Dans la maison d'un de ses amis, où il habitait, se trouvait une jeune et belle femme, dangereusement malade. Il la vit, devint son médecin, et fut assez heureux pour la guérir. L'un de ses principaux moyens curatifs aurait été, selon l'écrivain polonais auquel j'emprunte ces détails, le magnétisme. Quoi qu'il en soit, la jeune femme fut sauvée, et Malczewski devint son amant. L'aventure se termina par le retour du poète à Varsovie, où cette femme l'accompagna. Alors commença une vie d'excès et de prodigalités qui épuisa les forces de Malczewski, et dissipa son mince patrimoine, déjà bien amoindri par ses voyages.

    110

    La nécessité le poussa à vendre le manuscrit de Maria, et ce poème fut imprimé en 1825. Cette œuvre si belle, l'un des plus précieux joyaux de la couronne littéraire de la Pologne, passa inaperçue. La querelle des classiques et des romantiques, alors dans sa plus grande ardeur, divisait la Pologne littéraire en deux camps, et celui des classiques avait encore pour lui la supériorité du nombre et des armes. Inconnu avant l'impression de Maria, Malczewski le fut encore longtemps après.

    111

    Parmi les rares littérateurs dont Maria fixa l'attention, presque tous, champions déterminés de l'école classique, mirent au grand jour les défauts et laissèrent dans l'ombre les beautés de cette œuvre éminemment nationale dans sa conception et sa forme. L'indifférence des uns, les attaques des autres empêchèrent sans doute Malczewski de publier son second poème, Samuel Zborowski.

    112

    D'ailleurs, il touchait au terme de sa carrière. Pauvre, malade, abattu, il se réveillait parfois pour user dans la débauche le souffle de vie qui lui restait. Vint le jour où il ne put payer le loyer de la maison qu'il habitait à Varsovie; heureusement la mort mit fin à ses angoisses; une maladie amenée par les chagrins et les excès l'enleva prématurément. Il expira le 2 mai 1826, à l'âge de 34 ans environ. Dans sa carrière si courte, il avait beaucoup travaillé, beaucoup souffert; et si l'on doit l'estimer heureux d'avoir échappé si vite à ses maux, la Pologne pleurera éternellement en lui un poète, mort à la fleur de l'âge et dans toute la vigueur de son talent.

    113

    Comme je l'ai déjà dit; il était inconnu au moment de sa mort. Une phrase banale du courrier de Varsovie annonça au monde littéraire qu'Antoine Malczewski ne vivait plus, et le silence se fit autour de la tombe du poète. On est arrivé avec peine à rassembler quelques détails sur sa vie, en interrogeant les parents, peu nombreux, et les rares amis qui l'approchaient. Ils ont vanté son extérieur séduisant et sa remarquable instruction; ils ont dit qu'il professait un grand mépris pour la richesse, et qu'il se montrait prodigue, dans sa pauvreté, pour secourir les malheureux. Ils lui reprochaient ses habitudes raffinées, suite de l'éducation française qu'il avait reçue, et ses mœurs relâchées.

    114

    Cette froideur de ses contemporains se conserva plusieurs années après sa mort. Puis, tout-à-coup, elle fit place à un grand enthousiasme. En 1833, Malczewski avait déjà, parmi les grands esprits de la Pologne, la place qu'il mérite. Deux littérateurs distingués, Grabowski et Mochnacki, avaient forcé l'opinion à rendre justice à son génie. Le poème de Maria fut traduit en plusieurs langues; Mochnacki le fit connaître aux Russes; Werner — aux Allemands. La première traduction française fut publiée en 1835 par Clémence Robert. La renommée du poète alla toujours grandissant. Aujourd'hui, les Polonais citent avec orgueil le nom de Malczewski, le poète de l'Ukraine; son noble et doux langage leur fait oublier parfois les souffrances de l'exil, et son nom ne périra point, tant qu'il restera parmi eux des amis du beau et du bien.

    Przypisy

    [1]

    ces ravins, ces abîmes sans fond — en Russie, presque à chaque village, on trouve des sources ou puits que le peuple regarde comme insondables. En outre, chacun de ces gouffres est illustré par quelque récit merveilleux, et visité de temps en temps par les esprits (Malczewski) [la Russie signifie ici les terrains de l'Ukraine; Red. WL]. [przypis autorski]

    [2]

    un vampire — la croyance aux vampires est très répandue parmi les peuples de race slave. [przypis redakcyjny]

    [3]

    Boh — fleuve qui traverse l'Ukraine et se jette dans la mer Noire, a l'ouest de l'embouchure du Dniepr. [przypis redakcyjny]

    [4]

    sumak ou suhak — J'ai rencontré dans les campagnes désertes, le long du Dniepr, une certaine bête de hauteur comme une chèvre, mais le poil fort délié et ras, et quasi doux comme du satin, lorsqu'elle a mué, car après son poil devient plus grossier et est de couleurs châtain; cet animal porte deux cornes blanches bien luisantes; il se nomme en langue russe Soumaki: il a les jambes et les pieds fort déliés. Il n'a point d'os au nez, et quand il paît, il marche en arrière et ne peut paître autrement; sa chair est aussi bonne que celle d'un chevreuil (Beauplan, Description de l'Ukraine, 1651). Cet animal est appelé Saïga par Buffon. [przypis redakcyjny]

    [5]

    le seigneur palatin — le wojewoda (palatinus) était à l'origine un chef militaire; plus tard il devint une sorte de gouverneur de province, juge suprême, etc. [przypis redakcyjny]

    [6]

    comme dans une peau rugueuse on enchâsse le diamant qui prête son éclat à la vanité — allusion à la garniture des poignées d'épée. [przypis redakcyjny]

    [7]

    les ailes des hussards — on a vu longtemps, dans les armées polonaises, des cavaliers portant de grandes ailes fixées derrière les épaules, afin d'épouvanter l'ennemi. Lors de la délivrance de Vienne (1683), la cavalerie de Sobieski comptait un certain nombre de soldats ainsi équipés. [przypis redakcyjny]

    [8]

    le vaillant compagnon — les lanciers gentilshommes (compagnons) de grands biens, qui possèdent jusqu'à 50.000 livres, servent tous à 5 chevaux; sur une compagnie de cent lanciers, il n'y aurait que vingt maîtres, qui cheminent tous de front, de sorte qu'ils sont chefs de file, et les quatre rangs suivants sont leurs serviteurs, chacun en sa file (Beauplan). [przypis redakcyjny]

    [9]

    les élus écoutent les hymnes des chérubins — l'expression du ravissement, si touchante sur un beau visage, peut-être parce qu'elle révèle qu'il existe quelque chose de plus beau, ne laisse fixer dans aucune image cet oubli de soi-même qu'elle peint admirablement; seul, le pinceau de Raphaël, dans le tableau de Sainte Cécile, a pu la saisir avec cette beauté que nul n'a jamais contemplée, si ce n'est en imagination. Sainte Cécile, patronne des musiciens, est représentée dans ce tableau entourée d'instruments, au moment où un écho des chants angéliques arrive à son oreille; il n'y a point de mot pour dire le saisissement, dont cette figure parait frappée: il semble que l'âme s'arrache au corps et s'unisse a chacun de ces doux accents; il semble qu'une modestie charmante comprime son essor par la pensée qu'elle n'est point digne de ce bonheur ineffable, et qu'au milieu de ces délices inconnues a son cœur, se glisse un sentiment de tristesse, à l'idée, que la musique d'ici-bas n'aura plus d'attrait pour elle. La plus grande simplicité règne dans toute la composition de ce tableau; la figure de la Sainte est moins jolie que les visages des autres vierges du même peintre; seule, cette pensée de génie rayonne depuis des siècles dans cette précieuse toile et attire à elle par un charme indicible. Ce tableau se trouve à Bologne, et les connaisseurs le mettent au rang des œuvres les plus glorieuses de Raphaël, par la poétique impression qu'il fait naître, et d'après mon opinion, c'est le plus beau que la peinture ait produit. [przypis autorski]

    [10]

    le porte-glaive — le Miecznik (gladiarius) fut d'abord un officier qui portait, au couronnement du roi, le glaive symbolique; quand la Pologne se trouva divisée en une multitude de provinces, le porte-glaive devint un chef militaire dont l'autorité s'exerçait dans certaines limites territoriales. [przypis redakcyjny]

    [11]

    joupan — le joupan était une espèce de soutane sur laquelle les anciens Polonais jetaient le manteau, quand ils sortaient de leur demeure. [przypis redakcyjny]

    [12]

    les élection orageuses — en l'élection du feu roi Wladislas (1632), il se passa bien quinze jours pendant lesquels, à une demi lieue de Varsovie, autour d'un petit parc de 1200 pas de tour, il y avant bien 80 mille hommes a cheval, qui étaient tous soldats suivant les sénateurs, car chacun sénateur avait une petite armée, dont les un en avaient moins; les autres en avaient plus, comme le palatin de Cracovie, qui avait pour lors jusques à 7 mille hommes; d'autres en avaient selon leur pouvoir, car un chacun se fait accompagner par ses amis et par ses sujets au meilleur état qui lui est possible en bon ordre, et en résolution de se bien battre en cas de discorde; notez que durant le temps de l'élection toute la noblesse du pays était aux écoutes, ayant tous le pied à l'étrier, près de monter à cheval au moindre bruit, afin de pouvoir fondre sur ceux qui eussent voulu forcer et violer leurs libertés (Beauplan). [przypis redakcyjny]

    [13]

    fruits de la mer Morte — on trouve dans les poètes anglais de belles comparaisons au sujet de ces fruits, qui doivent croître sur les bords du lac Asphaltite, connu sous le nom de mer Morte… Malczewski s'exprime ainsi dans sa note. Il cite ensuite Byron et Moore, quand ils parlent de ces fruits «qui tentent les yeux et deviennent cendres sur les lèvres.» Voici un passage de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, dans lequel Chateaubriand fait justice des récits fabuleux de maint voyageur: Je crois avoir trouvé le fruit tant recherché: l'arbuste qui le porte croit partout à 2 ou 3 lieues de l'embouchure du Jourdain; il est épineux, et les feuilles sont grêles et menues; son fruit est tout-à-fait semblable, en couleur et en forme, au petit limon d'Égypte, lorsqu'il n'est pas encore mûr, il est enflé d'une sève corrosive et salée; quand il est desséché, il donne une semence noirâtre, qu'on peut comparer à des cendres, et dont le goût ressemble à un poivre amer; j'ai cueilli une demi-douzaine de ces fruits. [przypis autorski]

    [14]

    Au-dessus des splendeurs du monde et de son faux éclat, apparaît comme un blanc plumage, l'humble vertu qui s'abaisse — Cette comparaison, qui s'accorde avec la foi chrétienne, n'est peut-être point fausse, quand elle a trait à l'apparence sous laquelle se présentent à l'œil, a une hauteur considérable, les œuvres de l'orgueil ou de l'intelligence de l'homme, et même les beautés de la nature que l'on peut encore apercevoir. Durant mon ascension sur le sommet du Mont-Blanc, où je restai 2 heures, et où je ressentis des émotions que je n'éprouverai certainement plus de ma vie; durant cette ascension mes yeux en ma pensée perdurent tout vivants l'image de ce domaine où l'homme règne; de la terre, demeure de l'homme, on distinguait seulement les objets de couleur blanche, et précisément ceux qu'il n'est pas en notre pouvoir de changer: ainsi je voyais bien les lacs de Genève, de Neufchâtel, de Morat, de Bienne, etc… pareils à des voiles déployées dans le crépuscule, tandis que les maisons, les villes assises aux bords de ces lacs, les couleurs, les objets brillants, formaient des taches obscures; de même, on pouvait reconnaître les glaciers; au contraire, les prairies, les bois, même les montagnes d'une hauteur notable mais de rang inférieur, se confondaient autour d'eux dans une brume grise. Rien n'est plus beau, plus sauvage, que ce spectacle, du haut du Mont-Blanc; mais comme il est entièrement différent des vues que l'on connaît, on ne saurait se le représenter qu'en s'imaginant que l'on est porté sur les ailes d'un bon ou d'un mauvais esprit, au moment où Dieu tira la création du chaos. Tout ce qui est l'ouvrage de l'homme s'efface par sa petitesse; mille montagnes gigantesques, aux sommets de granit, aux manteaux de neige, un ciel de couleur presque noire, un soleil obscurci, l'éclat de la neige, l'air raréfié, et par suite la respiration courte et les battements précipités du pouls, pénètrent le mortel de je ne sais quelles sensations et émotions surnaturelles; et je sans sûr, qu'en outre des autres causes, seulement par la disproportion énorme entre ce frappant aspect des montagnes et la faiblesse de nos sens, nul ne pourrait supporter longtemps un tel spectacle. Que ce récit des impressions extraordinaires dont je fus frappé sur cette immense et unique montagne, n'engage aucun de nos jeunes touristes à entreprendre ce voyage: sans parler de la fatigue excessive et des dangers qu'entraîne inévitablement une pareille entreprise, le succès résulte de circonstances indépendantes de notre volonté. Trois jours de beau temps, et sans le plus petit nuage, des neiges pas trop amollies, seraient assurément de plus utiles auxiliaires que la patience la plus durable et la poitrine la plus robuste; néanmoins, sans ces deux dernières choses, on pourrait s'exposer à sa perte et ce serait une obstination funeste que de ne point écouter les avertissements des guides, qui dans toute la Suisse, et particulièrement à Chamonix, sont pleins de hardiesse et de clairvoyance (Malczewski). [przypis autorski]

    [15]

    le cadeau de noces — on appelle Wiano le cadeau que fait le marié à sa femme le lendemain du mariage. [przypis redakcyjny]

    [16]

    mon sabre n'est pas seulement une vaine parure, et je ferai briller près de ses yeux l'image sacrée — j'ai eu l'occasion de voir un objet remarquable en ce genre. Sur un sabre turc, dont la lame portait les sentences du Coran, se trouvait gravée, près de la poignée, une image de la Vierge avec une inscription polonaise en caractères gothiques. Ce sabre appartenait à un Anglais, qui l'ava1t acheté en Italie. L'arme avait donc fait de lointaines, et à coup sûr plus d'une fois sanglantes pérégrinations. C'est dommage qu'elle ne portât aucune date ni le nom de celui qui l'avait conquise (Malczewski). [przypis autorski]

    [17]

    veto (lat.) — On ne peut conclure ni arrêter aucun article dans les diètes qui ne soit accepté par tous les députés, et s'il s'en trouvait un seulement qui y contredit et qui criât hautement: nie Wolna (qui signifie en notre langue „vous n'aurez pas la liberté”), tout serait rompu; car ils ont non seulement ce pouvoir dans l'élection du roi, mais aussi en toute autre diète, peuvent rompre et biffer tout ce que les sénateurs auraient résolu (Beauplan). [przypis redakcyjny]

    [18]

    Hetman — signifie général; la charge de Hetman des cosaques fut créée en 1576 par le roi Etienne Batory. [przypis redakcyjny]

    [19]

    Si l'envahissement du pays et mes conventions avec le Hetman ne m'avaient alors jeté à la tête des Suédois — l'auteur fait allusion sans doute aux guerres que la Pologne a soutenues contre Gustave Adolphe, de 1624 à 1629, et qui se terminèrent par la défaite des Suédois à Stum. Gustave dut rendre à la Pologne l'Esthonie et la Livonie, qu'il avait occupées. [przypis redakcyjny]

    [20]

    karabela — sabre richement orné, dont les gentilshommes polonais ne se séparaient point. [przypis redakcyjny]

    [21]

    nous invoquerons l'aide de Dieu, et la querelle vidée, les cloches funèbres sonneront — La noblesse polonaise est toute égale, n'y ayant entre eux aucune supériorité… toutes les terres des nobles sont possédées sans titres de fiefs ni arrière-fiefs, de façon qu'un pauvre gentilhomme ne s'estime pas moins qu'un autre beaucoup plus riche que soy. Quand ils pensent avoir été offensés, ils assemblent tous leurs amis avec les plus courageux de ses sujets, et chemine avec plus de force qu'ils peuvent à la campagne, afin que s'il rencontre leur ennemi, ils le choquent et battent s'ils peuvent, et ne mettent bas les armes qu'ils ne soient battus, ou que quelques amis communs ne soient entrevenus, et ne les aye mis d'accord, et au lieu d'un sabre, ne leur aye mis en main un grand verre plein de la liqueur de Toquaye (Tokai, en Hongrie), pour boire à la santé les uns des autres (Beauplan). On ne s'étonnera donc pas, si le poète a mis dans la bouche du Porte-Glaive des menaces adressées au palatin, plus puissant que lui par ses seules fonctions. [przypis redakcyjny]

    [22]

    il a pris la liberté dans le sang de son père — Depuis une époque reculée, la terre d'Ukraine était habitée par des tribus d'origine Slave. Lors des invasions tatares (après l'an 1240), ces tribus, qui vivaient sur les bords du Dniepr, soutinrent des luttes continuelles contre les hordes fixées en Russie. Les rois de Pologne créèrent en Ukraine la milice des Cosaques (ce qui signifie en tatar cavaliers légers), commandée par un hetman et des officiers polonais, pour l'opposer comme un rempart aux envahissements des hordes. Plus tard, la noblesse polonaise voulut enlever aux Cosaques leurs privilèges et persécuta la religion grecque, à laquelle ils appartenaient. De là une guerre terrible, commencée à la fin du 16e siècle, et qui sépara à jamais les Cosaques de la Pologne. En 1654, la convention de Pereïaslav les jeta dans les bras de la Russie. Cet événement a contribué pour une large part, à la perte des Polonais. [przypis redakcyjny]

    [23]

    comte Venceslas — On a beaucoup reproché à Malczewski d'avoir affublé son héros d'un titre emprunté à la féodalité germanique. «Le titre de prince, a dit l'historien Lelewel, même acheté à prix d'or, avait une certaine importance en Pologne à cause de son antiquité. Mais ceux de comte et de baron sonnaient mal aux oreilles des nobles Polonais.» Le français Mehée, dans son histoire de la révolution de Pologne en 1791 a écrit aussi: «Il y a, à la vérité, quatre familles de princes et une de comte en Lituanie; mais elles ne sont connues que dans ce duché et point en Pologne. Quant aux autres princes ou comtes, les premiers en ont acheté ou obtenu le titre dans l'empire d'Allemagne, et les autres le sont par effronterie et le gratis». [przypis redakcyjny]

    [24]

    du safran — certains mets sont assaisonnés avec du safran, dont la sauce est jaune (Beauplan). [przypis redakcyjny]

    [25]

    pancernes — soldats vêtus d'une cotte de mailles, qui formaient la grosse cavalerie. Les Cosaques portaient l'arc et la flèche. [przypis redakcyjny]

    [26]

    Connais-tu le carnaval vénitien? — ces masques, ces grossiers paysans de la Pologne, sont savants comme les bergers de Virgile. [przypis redakcyjny]

    [27]

    danse tatare — les Tatars observaient à la guerre certaines règles dictées par Tamerlan, et ces règles étaient appelées par nos aïeux danse tatare (Malczewski). [przypis autorski]

    [28]

    kacha — ils mangent à la fin de leur repas de l'orge mondée assaisonnée de beurre, ce qu'ils nomment kacha (Beauplan). [przypis redakcyjny]

    [29]

    faux indices de sa direction — les campagnes sont couvertes d'herbes de deux pieds de hauteur, de sorte qu'ils ne peuvent cheminer sans fouler ladite herbe, laquelle fait un estrac ou piste… et de peur qu'on ne les suive avec force, ils ont trouvé pour cela une invention qui est: d'une bande de 400 qu'ils sont, ils feront quatre rayons de leurs troupes, qui pourra être chacune de 100 chevaux; les uns vont vers le nord, les autres au sud, d'autres à l'orient et l'occident. Bref, toutes les quatre petites bandes vont chacune de son rayon viron une lieue et demie, au bout de laquelle cette petite troupe de cent se divise en trois qui seront viron de de trente-tro1s, qui vont de la même sorte comme ci-devant, puis au bout d'une demie lieu, ils commencent de rechef à se diviser en trois, et ainsi s'acheminent jusques à tant qu'ils soient réduits en dix ou douze ensemble, et tout cela se fait en moins d'une heure et demie de temps, et tout, au grand trot, car quant ils sont découverts, toute diligence leur est tardive, et savent tous ce manège au bout du doigt, et connaissent l'être des campagnes comme les pilotes connaissent les ports, et chaque escouade d'onze s'en va travers champs, comme il leur plaît, sans se rencontrer; enfin ils se rendent à jour nommé à leur rendez-vous, qui sera à plus de 10 ou 12 lieues de là, dans quelque fond ou il y a de l'eau et bonne herbe… L'herbe foulée des onze chevaux est relevée d'un jour à l'autre, de sorte qu'il n'y parait point. Étant arrivés, ils demeurent ainsi quelques jours cachés, puis recheminent en corps, et donnent dans quelque village de la frontière, qu'ils surprennent et emportent, puis s'enfuient, comme avons dit. Or les Tatars ont trouvé cette subtilité de se cacher dans les campagnes, et aussi pour mieux tromper les Cosaques, qui les poursuivent chaudement, sachant qu'ils ne sont que 5 à 600. Les Cosaques dont montent à cheval 1000 ou 1200, les poursuivent et cherchent les traces lesquelles ayant été trouvées, et les suivant jusques au cerne ci-dessus décrit; là ils perdent leurs mesures, ne sachant où les chercher, car la trace va de tous côtés; ainsi ils sont contraints de s'en retourner en leurs maisons, et dire qu'ils n'ont rien vu (Beauplan). [przypis autorski]

    [30]

    un pressentiment — la puissance de nos facultés intellectuelles est sans doute infiniment limitée, si l'on considère l'immensité qui nous environne; mais lorsque nous regardons comme impossible ce que nous ne pouvons comprendre, notre difficile et faible intelligence nous rend semblables a cet incrédule de comédie, certain de sa propre vie, uniquement parce qu'il s'en assurait en se tâtant le corps à chaque instant. Je ne disserterai pas longuement pour défendre mes deux vers, et pour dire comment il a pu arriver que certains hommes aient parfois prévu des événements prochains ou éloignés, ou pour examiner si la réalisation, surtout d'un pressentiment funeste, ne vient pas précisément de la foi que l'on y ajoute; je ne tirerai pas des exemples déjà connus de l'histoire ancienne et moderne: je rappellerai un événement particulier, rapproché de nous, et qui se rattache à une perte à jamais regrettable que notre pays a faite. L'illustre Thadée Czacki, si éminent par ses vastes connaissances, si précieux à cause de son entier oubli de lui-même pour le bien public, cet homme dont la mémoire excite dans tant de cœurs la plus profonde reconnaissance, a dit plus d'une fois à ses amis que les principales circonstances de sa vie lui avaient toujours été révélées d'avance par un pressentiment. Sa mort même fut précédée d'un avertissement mystérieux. Quelques jours avant la courte maladie qui l'enleva, il assurait à ses domestiques qu'étant dans sa chambre, il lui avait semblé voir son ami et parent le général Karwicki, près de mourir et l'appelant à lui; cette frappante et affreuse prophétie se réalisa: quelques jours après survint la nouvelle de la mort du général, dont la demeure était éloignée de quelques dizaines de milles: et Czacki lui-même ne tarda pas à aller rejoindre l'ami qui l'avait appelé. Mais comment ajouter foi à de pareils récits, sans mettre un sourire sur le visage indifférent du philosophe? J'en demande pardon aux physiciens et aux métaphysiciens, mais on pourrait leur dire avec Shakespeare: «Il est sur la terre et dans le ciel plus de choses que notre philosophie n'en imagine.» (Malczewski). [przypis autorski]

    [31]

    au milieu ils forment le demi-cercle — «Les Tatars aiment à combattre en plaine: ils rassemblent leurs bandes en cercle, et se forment en files recourbées, ce que les hommes de guerre appellent la danse de mars; au premier choc, ils décochent une nuée de flèches aussi épaisse que la plus épaisse grêle.», «Les Tatars, selon leur danse ordinaire, formèrent leurs rangs en croissant.» (chroniques citées par Malczewski). [przypis autorski]

    [32]

    Malczewski — les Polonais prononcent Maltcheski [le poète écrivait son nom tantôt Malczewski, tantôt Malczeski; Red. WL]. [przypis tłumacza]

    [33]

    pays (…) où l'on heurte à chaque pas une tombe — il existe en Ukraine beaucoup de tertres (mogila), qui marquent les lieux où des guerriers ont été ensevelis, selon la coutume des Slaves. [przypis tłumacza]

    [34]

    Beauplan — gentilhomme français qui était en Ukraine vers 1640 au service du roi de Pologne, et qui y passa dix ans à faire „remuer la terre, fondre des canons et peter le salpestre”. [przypis tłumacza]

    [35]

    Wolynie — province méridionale de la Pologne, à l'est de la Gallicie [aujourd'hui: une région historique située au nord-ouest de l'Ukraine; Red. WL]. [przypis tłumacza]

    [36]

    leur fils aîné, Antoine — Charles Malczewski, frère du poète, combattit sous les ordres de Bolivar et obtint le grade de colonel dans l'armée péruvienne [le frère cadet du poète, le colonel péruvien, ne s'appellait pas Charles (en polonais: Karol), mais Constantin (en polonais: Konstanty); Red. WL]. [przypis tłumacza]

    [37]

    une lettre écrite en français — je possède seulement la traduction polonaise de cette lettre. [przypis tłumacza]

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