1Bien avant dans la nuit la douleur de ma perte
Tint mon corps en éveil et ma paupière ouverte.
Vers l'aube seulement le sommeil paresseux
De son aile noirâtre a caressé mes yeux.
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Aussitôt devant moi ma mère s'est montrée,
Tenant entre ses bras mon Ursule adorée.
Elle venait ainsi chercher son chapelet
Quand ma voix de son lit le matin l'appelait.
C'est bien son vêtement blanc, ses boucles soyeuses
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Et ses yeux souriants et ses lèvres joyeuses.
Je regarde et j'attends. Ma mère parle ainsi:
«Dors-tu, Jean? ou ton cœur nourrit-il son souci?»
Alors en soupirant, de mon sommeil, je pense,
Je m'éveillai. Ma mère après un court silence
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Continue en ces mots: «Ton chagrin éternel
Jusque vers toi, mon fils, m'a fait venir du ciel.
J'arrive de bien loin; et tes larmes amères
Ont pénétré des morts les demeures dernières.
Je t'apporte ta chère Ursule entre mes bras;
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Peut-être l'ayant vue encore, tu voudras
Calmer ton désespoir, mon fils, car il t'enlève
Tes forces, et ta vie avant le temps s'achève,
Ainsi que lentement se consume un flambeau:
Chaque heure en s'écoulant t'approche du tombeau.
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Et quoi donc? Pour toujours nous croyez-vous perdues,
Lorsqu'au séjour des morts nous sommes descendues?
Non, crois-moi, nous vivons plus que vous dans le ciel,
Car plus noble est l'esprit que n'est le corps mortel…
Terre, le corps retourne à la terre, et notre âme
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Ne remonterait pas au ciel qui la réclame?
Laisse-là cette crainte et n'ose plus douter
Que ta fille jamais ait cessé d'exister.
Elle se montre ici sous une forme humaine
Pour se faire de toi reconnaître sans peine;
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Mais parmi les esprits et les anges des cieux
Comme une blanche aurore elle brille: avec eux
À Dieu pour ses parents elle dit sa prière,
De même qu'ici-bas elle faisait naguère;
Que si ta douleur vient de ce qu'elle a quitté
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La terre, dans sa fleur, avant d'avoir goûté
Aux plaisirs de ce monde, oh! qu'ils sont vains et vides
Vos plaisirs! Après eux, entre vos mains avides
Que reste-t-il, sinon un peu plus de douleur?
Tu peux le voir, mon fils, par ton propre malheur.
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Ta fille, n'est-ce pas? t'a donné bien des joies:
Mais peut-on comparer au deuil où tu te noies
Aujourd'hui, le bonheur dont tu jouis jadis?
Tu ne le prétends pas. Crois-en donc, ô mon fils,
Ton propre sort. Pourquoi gémir, si de bonne heure
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La mort a pris ta fille au père qui la pleure?
Elle a quitté non pas le plaisir, mais l'ennui,
Le travail, le chagrin, les douleurs, le souci.
Car le monde est si plein de douleurs et de larmes,
Que si la vie humaine a parfois quelques charmes,
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Ils perdent leur saveur dans ce mélange amer
Comme l'eau d'un ruisseau perd son goût dans la mer.
Que pleurons-nous, grand Dieu? Qu'elle n'ait pas peut-être
Acheté par sa dot le rude joug d'un maître?
Qu'elle n'ait pas souffert de ses emportements?
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Subi la maladie et les enfantements?
Appris comme sa mère, un jour, la malheureuse,
Qu'on ne sait des douleurs quelle est la plus affreuse
De mettre un fils au monde ou de l'ensevelir?
Voilà Ce dont sa vie aurait pu s'embellir!
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C'est au ciel qu'on jouit des plaisirs véritables,
Des plaisirs sans mélange, assurés et durables.
Là-haut sont inconnus vos peines, vos tracas;
Les revers, les malheurs ne nous atteignent pas.
Des maux, de la vieillesse on brave les alarmes,
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On n'y voit pas la mort qui se nourrit de larmes.
La vie est éternelle, éternel le bonheur;
De la terre et du ciel nous contemplons l'auteur.
Le soleil en tous temps nous luit et nous éclaire,
La nuit ne vient jamais éteindre la lumière.
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Nous voyons pleinement Dieu dans sa majesté,
Lui que de votre corps voile l'obscurité.
Vers lui tourne ton cœur et savoure d'avance
Des plaisirs éternels la sainte jouissance.
Tu sais ce qu'est le monde et ses affections;
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Que de plus grands objets guident tes actions!
Ta fille, crois-le bien, a le bon lot en somme.
Sa conduite ressemble à celle de cet homme
Qui sur la vaste mer venait de s'engager,
Mais qui, voyant soudain paraître un grand danger,
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Fait voile vers le port. Les autres par l'orage
Poussés sur les écueils ont fait bientôt naufrage.
Dans les flots, par la faim, le plus grand nombre est mort;
Bien peu sur une planche ont pu gagner le bord.
Il fallait bien qu'un jour elle mourût, quand même
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Elle eût de la Sibylle eu la vieillesse extrême.
Cet assuré trépas elle l'a devancé:
Par là de mille maux son sort est dispensé.
Combien à leurs parents chéri doivent, survivre
Dont la mort au malheur orphelines les livre!
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Cette autre par contrainte épouse un inconnu,
Et le bien paternel passe au premier venu.
Et puis, même entre nous, les rapts ne sont pas rares;
Mais la plupart pourtant tombe aux mains des Tartares;
Et là, dans l'esclavage, ô spectacle attristant!
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Attendent dans les pleurs la mort à tout instant.
Pour ta fille ces maux, tu n'as plus à les craindre,
Puisqu'en ses jeunes ans tu vois ses jours s'éteindre,
Avant qu'elle ait souffert, avant qu'elle ait pleuré,
Avant que les péchés aient son cœur effleuré.
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Son intérêt, mon fils (tu peux être sans crainte),
Est donc sauvegardé; tu n'as pas lieu de plainte.
Mais règle tes chagrins ou plutôt tes erreurs
De façon à penser que les biens les meilleurs
Sont raison et santé. De toi reste donc maître
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Quelque dur que le sort puisse encor te paraître.
L'homme dès sa naissance est soumis à la loi
Qui condamne au malheur le berger et le roi.
Il faut le supporter, quoi que l'on puisse faire,
Soit de gré, soit de force, on ne peut s'y soustraire.
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Ce qui pèse sur tous, je ne sais trop pourquoi
Tu trouverais, mon fils, qu'il n'est lourd que pour toi.
Comme toi, comme tous, ta fille était mortelle;
Elle a vécu le temps que Dieu fixa pour elle.
Ce temps fut court, mais l'homme à cela ne peut rien;
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Qui dira si ce fut pour son mal ou son bien?
Quels que soient les arrêts que le Seigneur décrète,
Le mieux est d'accepter sa volonté secrète.
Les pleurs sont impuissants: l'âme quitte le corps
Et n'y revient jamais quand elle en est dehors.
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Mais l'homme envers le sort n'est ni juste ni sage.
Il ne voit et ne sent jamais que son dommage,
Et des événements ne veut se souvenir
Qui bien souvent aussi couronnent son désir.
Si grand est le pouvoir dont le Destin dispose,
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Que loin de l'accuser, s'il nous prend quelque chose,
Nous sommes bien heureux s'il ne nous prend pas tout
Ne nous pouvait-il pas dépouiller jusqu'au bout?
Aussi, te soumettant à cette loi commune,
Ferme au moins de ton cœur l'accès à l'infortune.
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Considère les biens échappés à ses coups:
Tout ce qui n'est point perte est un profit pour nous.
Voila donc tout le fruit des veilles obstinées,
Des labeurs assidus de ces longues années,
Où, plongé dans l'étude et sevré des plaisirs,
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À tes livres tout seuls tu bornais tes désirs.
Arbre que je soignai, fais-moi voir ta récolte;
De ta faible nature apaise la révolte.
Toi qui dans nos malheurs nous consolais si bien
Fort pour le mal d'autrui, tu céderais au tien!
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Médecin, guéris-toi. — Le temps seul peut le faire,
Dis-tu, mais qui s'élève au-dessus du vulgaire
À remède si vain ne doit pas recourir;
La raison, non le temps, doit seule le guérir.
Du temps même d'ailleurs quel est donc le remède?
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Il fait qu'heur et malheur se chasse et se succède.
L'homme ne peut-il pas de la même façon
Voir ce qui doit venir? Et, grâce à la raison,
Oublier le passé, vivre par l'espérance,
Être prêt au bonheur ainsi qu'à la souffrance?
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Agis ainsi, mon fils… supporte un mal humain
En homme. Le Seigneur nous tient tous en sa main.»
Elle fuit. Je m'éveille. Après tout, je l'ignore,
Veillais-je en l'écoutant? ou bien rêvais-je encore?